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pravé comme un bagne, » l’habitude du luxe, l’insouciance, la prodigalité, des nerfs de femme, des dégoûts de jolie femme, une verve d’artiste. Ainsi née et élevée, sa corruption est naturelle. Elle a besoin d’élégance comme on a besoin d’air. Elle en prend n’importe où, sans remords, comme on boit de l’eau au premier fleuve. Elle n’est pas pire que son métier ; elle en a toutes les excuses, innées, acquises, de tempérament, de tradition, de circonstance, de nécessité. Elle en a toutes les forces, l’abandon, la grâce, la gaieté folle, les alternatives de trivialité et d’élégance, l’audace improvisée, les inventions comiques, la magnificence et le succès. Elle est parfaite en son genre, pareille à un cheval dangereux et superbe qu’on admire en le redoutant. Le romancier se plaît à la peindre sans autre but que de la peindre. Il l’habille, il lui pose des mouches, il déploie ses robes, il frémit devant ses mouvemens de danseuse. Il détaille ses gestes avec autant de plaisir et de vérité que s’il eût été femme de chambre. Sa curiosité d’artiste trouve un aliment dans les moindres traits de caractère et de mœurs. Au bout d’une scène violente, il s’arrête sur un moment vide, et la montre, paresseuse, étendue sur des divans, comme une chatte qui bâille et se détire au soleil. En physiologiste, il sait que les nerfs de la bête de proie s’amollissent et qu’elle ne cesse de bondir que pour dormir ; mais quels bonds ! Elle éblouit, elle fascine ; elle tient tête coup sur coup à trois accusations prouvées ; elle réfute l’évidence ; tour à tour elle s’humilie, elle se glorifie, elle raille, elle adore, elle démontre, changeant vingt fois de ton, d’idées, d’expédiens dans le même quart d’heure. Partout la fougue, la force, l’atrocité couvrent la laideur et la corruption. Surprise en flagrant délit par un de ses amans, Brésilien et capable de la tuer, elle fléchit un instant ; redressée dans la même seconde, ses larmes sèchent. « Elle vint à lui et le regarda si fièrement que ses yeux étincelèrent comme des armes. » Le danger la relève et l’inspire, et ses nerfs tendus envoient à flots le génie et le courage dans son cerveau. Pour achever de peindre cette nature impétueuse, supérieure et mobile, le romancier français au dernier instant la fait repentante. Pour mesurer sa fortune à son vice, il la conduit triomphante à travers la ruine, la mort ou le désespoir de vingt personnes, et la brise au moment suprême d’une chute aussi horrible que son succès.

Devant cette passion et cette logique, qu’est-ce que Rebecca Sharp ? Une intrigante raisonnable, d’un tempérament froid, pleine de bon sens, ancienne sous-maîtresse, ayant des habitudes de parcimonie, véritable homme d’affaires, toujours décente, toujours active, dénuée du caractère féminin, de la mollesse voluptueuse et de l’entrain diabolique qui peuvent donner de l’éclat à son caractère et de la grâce