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« Je n’oublierai jamais le regard du pauvre Diddlof, quand son excellence, ayant roulé en boule un gros paquet de cette mixture, et s’écriant tuk, tuk (c’est très bon), administra l’horrible pilule à Diddlof. Les yeux du Russe roulèrent effroyablement au moment où il la reçut. Il l’avala avec une grimace qui annonçait une convulsion imminente, et saisissant à côté de lui une bouteille qu’il croyait du sauterne, mais qui se trouva être de l’eau-de-vie française, il en but près d’une pinte avant de reconnaître son erreur. Ce coup l’acheva. Il fut emporté presque mort de la salle à manger et déposé au frais dans une maison d’été sur le Bosphore.

« Quand mon tour vint, j’avalai le condiment avec un sourire, je dis Bismillah, et je léchai mes lèvres avec un air de contentement aimable ; puis, quand on servit le plat voisin, j’en fis moi-même une boule avec tant de dextérité et je la fourrai dans le gosier du vieux galéongi avec tant de grâce, que son cœur fut gagné. La Russie fut mise d’emblée hors de cause, et le traité de Kabobanople fut signé. Quant à Diddlof, tout était fini pour lui ; il fut rappelé à Saint-Pétersbourg, et sir Roderick Murchison le vit, sous le no 3,967, travaillant aux mines de l’Oural. »


L’anecdote évidemment est authentique, et quand Defoë racontait l’apparition de mistress Veal, il n’imitait pas mieux le style d’un procès-verbal.

Cette réflexion si attentive est une source de tristesse. Pour se divertir des passions humaines, il faut les considérer en curieux, comme des marionnettes changeantes, ou en savant, comme des rouages réglés, ou en artiste, comme des ressorts puissans. Si vous ne les observez que comme vertueuses ou vicieuses, vos illusions perdues vous enchaîneront dans des pensées noires, et vous ne trouverez en l’homme que faiblesse et que laideur. C’est pourquoi Thackeray déprécie notre nature tout entière. Il fait dans le roman ce que Hobbes fit en philosophie. Presque toujours, lorsqu’il décrit de beaux sentimens, il les dérive d’une vilaine source. La tendresse, la bonté, l’amour sont dans ses personnages un effet des nerfs, de l’instinct, ou d’une maladie morale. Amelia Sedley, sa favorite et l’un de ses chefs-d’œuvre, est une pauvre petite femme, pleurnicheuse, incapable de réflexion et de décision, aveugle, adoratrice exaltée d’un mari égoïste et grossier, toujours sacrifiée par sa volonté et par sa faute, dont l’amour se compose de sottise et de faiblesse, souvent injuste, habituée à voir faux, et plus digne de compassion que de respect. Lady Castlewood, si bonne et si tendre, se trouve éprise, comme Amelia, d’un rustre buveur et imbécile, et sa jalousie sauvage, exercée contre sa fille, implacable contre son mari, épanchée violemment en paroles cruelles, montre que son amour vient, non de la vertu, mais du tempérament. Hélène Pendennis, le modèle des mères, est une prude provinciale un peu niaise, d’éducation étroite, jalouse aussi et portant dans sa jalousie toute la dureté du puritanisme et de la passion.