Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/181

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pose son objet en toutes ses parties, et le reproduit avec une minutie, un relief qui font illusion. Swift décrit la contrée des chevaux parlans, la politique de Lilliput, les inventeurs de l’Ile-Volante, avec des détails aussi précis et aussi concordans qu’un voyageur expérimenté, explorateur exact des mœurs et du pays. Ainsi soutenus, le monstre impossible et le grotesque littéraire entrent dans la vie réelle, et le fantôme de l’imagination prend la consistance des objets que nous touchons. Thackeray porte dans la farce cette gravité imperturbable, cette solidité de conception et ce talent d’illusion. Regardez une de ses thèses morales : il veut prouver que dans le monde il faut se conformer aux usages reçus, et transforme ce lieu commun en une anecdote orientale. Comptez les détails de mœurs, de géographie, de chronologie, de cuisine, la désignation mathématique de chaque objet, de chaque personne et de chaque geste, la lucidité d’imagination, la profusion de vérités locales; vous comprendrez pourquoi sa moquerie vous frappe d’une impression si originale et si poignante, et vous y retrouverez le même degré d’étude et la même énergie d’attention que dans les ironies et dans les exagérations précédentes; son enjouement est aussi réfléchi et aussi fort que sa haine ; il a changé d’attitude, il n’a point changé de faculté.


« J’ai une aversion naturelle pour l’égotisme, et je déteste infiniment l’habitude de se louer soi-même; mais je ne puis m’empêcher de raconter ici une anecdote qui éclaire le point en question, et où j’ai agi, je crois, avec une remarquable présence d’esprit.

« Étant à Constantinople il y a quelques années pour une mission délicate (les Russes jouaient un double jeu, et de notre côté il devint nécessaire d’envoyer un négociateur supplémentaire), Leckerbiff, pacha de Roumélie, alors premier galéongi de la Porte, donna un banquet diplomatique dans son palais d’été à Bukjédéré. J’étais à la gauche du galéongi, et l’agent russe, le comte de Diddlof, était à sa droite. Diddlof est un dandy qui mourrait de respirer une rose malade. Il avait essayé de me faire assassiner trois fois dans le cours de la négociation; mais naturellement nous étions amis en public, et nous échangions des saints de la façon la plus cordiale et la plus charmante.

« Le galéongi est, ou plutôt était (car hélas ! un lacet lui a serré le cou) un fidèle sectateur du parti turc. Nous dînâmes avec nos doigts, et nous eûmes des quartiers de pain pour vaisselle. La seule innovation qu’il admit était l’usage des liqueurs européennes, et il s’y livrait avec un grand goût. II mangeait énormément. Parmi les plats il y en eut un très vaste qu’on plaça devant lui, un agneau apprêté dans sa laine, bourré d’ail, d’assa fœtida, de pimens et autres assaisonnemens, le plus abominable mélange que jamais mortel ait flairé ou goûté. Le galéongi en mangea énormément; suivant la coutume orientale, il insistait pour servir ses amis à droite et à gauche, et quand il arrivait à un morceau particulièrement épicé, il l’enfonçait de ses propres mains jusque dans le gosier de ses convives,