À côté de cette existence radieuse et sereine, plaçons celle d’un premier ministre français. Né protestant dans un pays catholique, un enfant n’ouvre les yeux que pour apprendre qu’il appartient à un culte persécuté ; à sept ans, il voit monter son père sur l’échafaud révolutionnaire ; il fuit, et va faire ses premières études hors de France, à Genève, dans les tristesses et les souffrances de l’exil. Dès que l’ordre se rétablit un peu dans sa patrie bouleversée, il y rentre, mais sans fortune, sans amis, sans secours, forcé de travailler pour vivre. Dix ans lui suffisent pour sortir de cette obscurité et se faire un nom malgré les obstacles de tout genre qu’un gouvernement sans publicité met à toute renommée qui n’est pas militaire. L’empire tombé, il ne peut prendre part que de loin aux affaires publiques ; la législation lui interdit l’entrée des chambres avant l’âge de quarante ans : il remplit cet intervalle en occupant avec éclat une chaire d’histoire, on la lui ferme. Il devient enfin député, c’est pour assister à une révolution qu’il aurait voulu prévenir. Loin de perdre courage, il s’attache au nouveau gouvernement, travaille sans relâche pendant dix-huit ans à fonder l’alliance de l’ordre et de la liberté, de la démocratie et de la loi, et déploie dans ce pénible labeur des qualités incomparables, une intégrité de caractère, une hauteur d’éloquence, une fermeté de vues, généralement reconnues et admirées. Un beau matin, tout s’écroule sous ses pieds, il est forcé de reprendre le chemin de l’exil, et n’en revient que pour passer ses derniers jours à l’écart délaissé par son pays, qui lui doit ses plus belles années, et témoin douloureux et impuissant de révolutions nouvelles.
Cette histoire n’est pas seulement celle de M. Guizot. J’en pourrais citer bien d’autres. Comparez par exemple la fin du duc de Wellington et celle du maréchal Soult : l’un respecté, écouté comme un oracle, déifié en quelque sorte de son vivant ; l’autre insulté impunément par l’émeute victorieuse et allant mourir dans l’oubli.
Je sais bien que, pour s’excuser, l’ingratitude publique jette la faute sur nos hommes éminens, qui n’auraient pas su mériter la popularité, mais il me paraît bien difficile d’admettre que tous les personnages politiques de la nation anglaise aient raison et que tous les nôtres aient tort. Je ne vois pas que les uns soient plus exempts que les autres des faiblesses humaines. Sir Robert Peel a passé sa vie entière à se démentir, à appuyer le lendemain ce qu’il avait vivement combattu la veille. Je ne veux en faire aucun reproche à sa mémoire ; il a eu raison de changer, quand il a vu qu’il se trompait. Je dis seulement qu’une pareille conduite eût été impossible en France et lui eût bien vite attiré la déconsidération universelle. Est-ce par la valeur de ses services qu’on voudra expliquer son succès ? Je ne vois pas en quoi ils dépassent ceux que nous a rendus dans le