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diminua les forces de celui qui l’avait suscitée. Une réaction eut lieu en faveur des guerriers ; les brahmanes établis sur le territoire d’Oude, et qui, selon toute apparence, avaient adopté la croyance plus pacifique d’un dieu clément et compatissant représenté par Vichnou, s’abritèrent sous la protection des rois de ce pays pour faire prévaloir leur doctrine. Le fils du roi Daçaratha, le destructeur des barbares habitans de Ceylan, devint pour eux l’incarnation véritable de cette divinité tutélaire, activement occupée du salut des hommes. Pour bien comprendre le héros du Râmâyana et le sens véritable de cette épopée, il faut donc placer le Râma à la hache en regard du Râma vainqueur des géans[1]. Le second, venu bien peu de temps après le premier, marque déjà d’autres tendances ; l’esprit brahmanique s’est adouci. La fatalité ne pèse plus sur les destinées de l’humanité, on voit paraître enfin un homme né hors de la caste privilégiée, qui saura mériter par ses vertus et par ses efforts persévérans cet amour des dieux et cette puissance irrésistible que les anciens sages se croyaient seuls dignes d’obtenir.

Dans l’ordre des temps, Râma est le premier homme, le premier héros dont le souvenir se soit gravé dans l’esprit des peuples de l’Inde. Les Pourânas, poèmes cosmiques et religieux, sont lus par des savans qui les comprennent tant bien que mal ; des listes généalogiques entremêlées de légendes fabuleuses ne peuvent intéresser bien vivement les populations. Une épopée, au contraire, dans laquelle sont racontés les exploits merveilleux d’un héros divin par la naissance, mais humain par ses traverses et ses douleurs, une pareille épopée ne pouvait manquer de rendre populaire le nom et la personne de Râma. On ne saurait d’ailleurs refuser au pieux guerrier des qualités et des vertus propres à être offertes en exemple. Si Didon ne se fût rencontrée sur sa route, le pieux Énée se rapprocherait beaucoup de Râma par ses grands côtés. Seulement l’austère Vâlmiki, que la tradition représente faisant ses méditations sur un nid de grosses fourmis dont il ne sent pas même les piqûres, n’aurait point passé à son héros de ces gracieuses faiblesses si facilement excusées par l’antiquité classique.

En abordant l’épopée, la poésie indienne n’a rien perdu encore de son austérité. Elle enseigne toujours ; seulement elle joint l’exemple au précepte, qui se fait mieux écouter. Résignation à la volonté paternelle, même quand cette volonté est contraire à la justice, piété envers les dieux, fidélité conjugale, dévouement à la

  1. Il est difficile de s’expliquer comment ces deux personnages, si différens dans leurs actions, peuvent être des incarnations d’un même dieu. Paraçoû-Râma n’est au fond qu’un brahmane çivaïte, emporté, vindicatif et implacable comme le dieu qui lui a mis en main son arme vengeresse. Il descendait du terrible Bhrigou, sage des anciens âges dont nous avons déjà parlé. Voyez la livraison du 1er juillet 1856.