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brées d’éléphans, de chevaux et de chariots, où retentit le bruit de l’enclume, est le séjour des vaïcyas ou marchands ; la caste servile des çoûdras habite les champs et fait paître les troupeaux ; les sages, voués à la contemplation, se plaisent à vivre seuls avec eux-mêmes, entourés d’un petit nombre de disciples. Tout en méditant beaucoup, il est vrai, souvent même à force de penser, les pieux ermites tombaient dans une vague rêverie, et le philosophe se transformait alors en visionnaire. On peut donc admettre que si la sagesse indienne arrivait dans les villes du fond des bois, c’était du fond des bois aussi que sortaient les contes fabuleux et les merveilleuses histoires. La foule accueillait la fable au moins avec autant d’empressement que la vérité ; la poésie elle-même puisait à cette double source, et il en est résulté ce mélange de grandes pensées et de puériles inventions, de haute philosophie et de fantastiques histoires qui s’enchevêtrent dans les épopées indiennes. D’ailleurs les ermites pieux, ce sont encore les poètes qui nous l’apprennent, n’aimaient rien tant qu’à s’entretenir, le soir, après la chaleur d’un jour brûlant, de tout ce qui se disait et se racontait dans les ermitages voisins, bien loin à la ronde, et il s’établissait ainsi, en plein désert, dans les solitudes à peu près inhabitées, un courant de traditions et de légendes qui se répandait dans toutes les contrées de l’Inde. Un peuple voyageur et marchand eût fait de ces récits des contes comme les Mille-et-une Nuits. Dans une société guerrière et galante, ces traditions eussent pris la forme de chroniques rimées, de fabliaux ou de poèmes chevaleresques. Dans l’Inde, où la littérature restait exclusivement entre les mains de la caste sacerdotale, ennemie des lointains voyages, du bruit des armes et de la galanterie, l’imagination, si prompte à s’éveiller, ne l’emporta cependant jamais sur l’enseignement dogmatique et moral ; l’épopée garda son caractère religieux.

Suit-il de là que les grands poèmes indiens, et le Râmâyana en particulier, soient toujours amusans dans le sens que nous attachons à ce mot ? Non, certes ; mais du moins offrent-ils toujours de l’intérêt aux esprits sérieux et réfléchis. Ils nous apprennent, non l’histoire des faits, pour laquelle les sages de l’Inde ont professé trop d’indifférence, mais celle de l’esprit humain cherchant sa voie à travers le panthéisme. Si les poètes, quand il s’agit de décrire une chaîne de montagnes, un fleuve, une forêt, entassent comme au hasard une foule d’épithètes emphatiques trop souvent répétées, s’ils sortent à chaque instant du réel et du possible pour se jeter dans le fantastique et le merveilleux, au moins savent-ils marquer avec précision, en traits énergiques et saillans, tout ce qui peut rehausser la nature humaine, et rappeler à l’homme, à la femme même, le sentiment de ses devoirs. Les faiblesses du cœur et les égaremens de l’esprit ne sont jamais glorifiés dans leurs vers ; tout au contraire,