Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/11

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Cependant notre situation, à ne la juger qu’au point de vue exclusivement militaire, était loin d’être désespérée. Le froid n’avait pas plus épargné les Russes que les Français ; l’armée de Kutusof, abîmée, n’était plus elle-même qu’un insignifiant débris, et, pendant quelque temps du moins, la guerre active resterait suspendue. Pour contenir Kutusof, nous avions le 10e corps, qui était de 24,000 hommes, le corps auxiliaire autrichien, qui en comptait 27,000, les Polonais de Poniatowski et les Saxons de Régnier, au nombre de 15,000, les 15,000 hommes du général Heudelet, déjà réunis en partie à Kœnigsberg, enfin une très belle division que le général Grenier amenait d’Italie, et dont l’effectif n’était pas de moins de 21,000 hommes. Toutes ces forces, jointes aux débris de la grande armée, s’élevaient dans leur ensemble à 120,000 hommes environ ; c’était plus qu’il n’en fallait, si elles restaient toutes fidèles, pour couvrir la Prusse et le grand-duché de Varsovie, et laisser à l’empereur Napoléon le temps de créer une nouvelle armée. La question capitale en ce moment n’était point militaire ; elle était toute politique. Il s’agissait de savoir quelle attitude, en présence du grand désastre qui venait de frapper nos armes, allaient prendre nos alliés, la Prusse et l’Autriche. Soudainement émancipées par l’affaiblissement de notre puissance, l’une et l’autre ne seraient-elles pas tentées de rompre des liens qui n’avaient eu d’autre ciment que leurs défaites et nos victoires ? Là étaient le nœud de la situation et nos vrais dangers. Aussi l’attention de l’empereur Napoléon était-elle incessamment fixée sur Vienne et sur Berlin. Il était obligé de reconnaître que ces cours, qu’il avait si profondément humiliées, allaient se trouver par la force des choses les arbitres de l’Europe. Attentif à leurs moindres mouvemens, il s’efforçait de démêler dans les actes de leurs souverains, dans l’attitude et les paroles de leurs ministres, les indices de leurs secrètes pensées et de leur conduite future.

Les premières nouvelles de nos désastres se répandirent dans les états prussiens au commencement de novembre. D’abord elles n’y trouvèrent aucune créance : les populations ne purent croire que cette armée, qu’elles avaient vue naguère passer au milieu d’elles si nombreuse et si magnifique, fût presque entièrement anéantie. Bientôt cependant les habitans des provinces prussiennes du nord virent s’acheminer successivement la longue file de nos blessés et de nos malades ; alors il ne resta plus de doutes à personne, et ce spectacle, déchirant pour des yeux français, fit tressaillir de joie et d’espérance les peuples ulcérés de la Prusse.

Au milieu des manifestations peu déguisées du sentiment public, le roi demeura impassible. Pas un mot, pas un geste, pas un seul mouvement de sa physionomie ne trahirent ses secrètes pensées. Il continua de se montrer calme, confiant dans la fortune de son allié