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est incompréhensible, ineffable ; il ne peut être adoré que par le silence, il ne peut être saisi que par l’extase dans un élan de l’âme, dans un muet embrassement de l’amour.

Eh bien ! je dis que cette théorie est profondément originale, quoiqu’elle en rappelle beaucoup d’autres. Ainsi la troisième hypostase de Plotin répond parfaitement, je l’avoue, au Dieu-nature de l’école stoïcienne, à cette activité toujours tendue et toujours vivante qui circule à travers les membres de l’univers ; je reconnais également que la seconde hypostase rappelle trait pour trait le Dieu d’Aristote, cette pensée éternelle et immobile, ramassée en soi et jouissant solitairement de la contemplation d’elle-même. Enfin c’est un point manifeste que Plotin a trouvé dans certains dialogues de Platon le germe de cette unité suprême, supérieure à la pensée et à l’être, qui achève et accomplit son Dieu triple et un. Ainsi donc Plotin emprunte tour à tour à Platon, à Aristote, à Zénon, cela est avéré ; mais c’est justement ce don de choisir librement parmi les trois plus grandes conceptions de la philosophie ancienne, sans s’attacher servilement à aucune, c’est cette puissance d’associer des idées rebelles et de les forcer de servir d’élémens organiques à un corps de système nouveau, c’est cela qui est original, c’est cela qui est le témoignage d’un vigoureux esprit, c’est cela qui forme un des chapitres les plus curieux de l’histoire des systèmes philosophiques.

Qu’on y songe d’ailleurs : il y a au sein même de cet éclectisme ingénieux et profond une idée entièrement nouvelle, c’est l’idée mystique. Les degrés de l’Être divin répondent chez Plotin aux trois degrés de perfection de l’âme humaine : au degré le plus humble, la vertu, qui consiste essentiellement dans une activité raisonnable. À ce titre, la vertu est l’imitation de la divinité, mais de la divinité sous sa forme la moins pure et la plus rapprochée de notre faiblesse. — De la vertu, quelques âmes d’élite, excitées et soutenues par la grâce d’en haut, s’élèvent jusqu’à la contemplation ; au sein d’une inaction apparente, ces âmes cultivent en elles-mêmes les vertus les plus rares et les plus difficiles, le renoncement, la prière, la pureté sans tache. Elles se rapprochent aussi de Dieu, non plus du Dieu agissant et créateur, mais de ce qu’il y a en Dieu même de supérieur à l’action, c’est-à-dire de la pensée recueillie en soi. Enfin il peut arriver, dès ce monde, à quelques contemplatifs supérieurs, d’être ravis au-dessus de la contemplation elle-même, et : de goûter dans l’éclair de l’extase l’ineffable délice de la communion avec Dieu. Voilà cette fameuse unification, cette ἕνωσις (henôsis) que vous retrouverez chez tous les docteurs spirituels avec les trois degrés de l’imitation de Dieu et tous les degrés intermédiaires imaginés par leur féconde subtilité.

Plotin est donc un grand maître de la vie mystique ; mais, hélas ! si c’est là un grand titre d’honneur, il en paie chèrement la rançon par plus d’un défaut, notamment par l’imperfection de son style. Plotin est obscur, et il faut bien s’y résigner, car comment un mystique serait-il clair ? La clarté vient de l’évidence qui accompagne les idées de la raison. Or, pour les mystiques, la raison est une faculté inférieure, subordonnée, sujette à l’erreur. Leur maîtresse faculté, c’est l’extase ; l’extase mystérieuse qui ne se donne à ses élus que dans le silence et le demi-jour de la contemplation. Demander à un mystique d’être tout à fait clair, c’est donc lui demander de renier son principe. Qui sait mieux cela que M.  Bouillet, lui qui, à chaque page de sa traduction,