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savante. Mais ce ne serait pas rendre bonne et complète justice à M. Bouillet que de ne voir en lui qu’un traducteur exact et un habile commentateur : M. Bouillet est aussi un excellent critique. Sans élever très haut son ambition, sans prétendre à l’originalité, il excelle à choisir avec justesse et à disposer avec méthode les résultats les plus certains de la science contemporaine. C’est ainsi qu’il a su parfaitement mettre à profit les travaux de la docte Allemagne, ceux de Daniel Wyttenbach et de Creuzer, les recherches nouvelles de M. Steinhart, de M. Fr. Dübner, de M. Kirchhof, et puiser aussi dans plusieurs publications récentes qui ont honoré l’érudition française : l’ingénieuse Histoire de l’École d’Alexandrie, de M. Jules Simon, qui est entré le premier dans la carrière ; le grand travail de M. Vacherot, œuvre de large et haute critique, vainement signalée aux anathèmes de l’orthodoxie par une plume tranchante, superficielle et passionnée ; enfin les aperçus lumineux et profonds répandus par M. Ravaisson dans un beau livre dont les amis de la science attendent l’achèvement et la conclusion.

Si maintenant on nous demandait quelle est, en somme, l’impression qui résulte de la lecture des premières Ennéades de Plotin (car M. Bouillet n’en a encore donné que deux, et il en reste quatre à publier), nous dirions hautement qu’on y sent toujours un esprit supérieur, et quelquefois un penseur et un écrivain de génie.

Au point de vue métaphysique, rien n’est plus original que l’idée que Plotin s’est formée du principe divin. Suivant lui, la première démarche d’une âme philosophique, le premier moyen qu’elle possède de se représenter Dieu, c’est d’étendre à l’infini les perfections dont elle porte l’empreinte en elle-même. Ainsi l’âme est une force active, mais cette activité est circonscrite dans des limites étroites par l’espace et le temps. Dieu au contraire est une activité qui remplît tous les espaces et tous les siècles. Ce Dieu, conçu comme un idéal parfait dans l’âme humaine, est une imparfaite ébauche ; cette âme infinie et universelle, c’est le degré le plus prochain, la forme la plus accessible de la divinité ; c’est la troisième hypostase de la Trinité alexandrine. Dieu est là sans doute, mais non pas Dieu tout entier. Ce Dieu en effet, si élevé au-dessus de la nature et de l’humanité, participe encore de leur essence. Il agit, il se développe, il se meut. Au-dessus de lui, c’est-à-dire au-dessus d’une activité qui réalise la variété innombrable des êtres, Plotin conçoit un principe supérieur, savoir l’Intelligence, la Raison en soi, embrassant dans son unité les types éternels des choses. Cette intelligence parfaite, c’est Dieu encore, c’est le second degré du divin, c’est la seconde hypostase de la Trinité. Enfin Plotin n’est pas satisfait encore d’une conception si épurée. Ce Dieu, qui est l’Intelligence, qui, à ce titre, exerce la pensée et trouve dans cette action éternelle une éternelle félicité, ce Dieu lui semble trop près de nous. Penser, avoir conscience, jouir de la pensée, c’est se rattacher par un dernier lien au monde du mouvement et de l’individualité. Pour concevoir Dieu dans toute la vérité de son essence, il faut le placer au-dessus de la pensée, au-dessus même de l’être. Voilà le Dieu suprême, le plus haut degré du divin, celui qui enveloppe, précède et domine tous les autres : c’est la première hypostase de la Trinité. Plotin convient que ce Dieu est trop élevé pour être saisi par la raison ; il