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vers sa cité natale, à Athènes, où un dernier enfant du beau génie de la Grèce, le poète et philosophe Proclus, jette encore un reflet de gloire sur ses derniers jours.

Toutes ces doctrines, toutes ces luttes passionnées, toute cette suite d’esprits éminens, tout cela forme une chaîne dont les Ennéades de Plotin sont le premier anneau ; mais il ne faut pas croire que ce grand monument ne soit utile qu’à l’histoire du monde ancien : peut-être sert-il plus encore à faire comprendre les origines intellectuelles du monde nouveau. Si en effet Alexandrie a fini par devenir l’adversaire le plus redoutable de la religion chrétienne, elle avait commencé par être son émule en spiritualisme et son alliée. C’est là un fait des plus considérables. À son origine, au temps de Plotin, l’école néo-platonicienne ne songeait nullement à combattre le christianisme. On a cru que Plotin avait déclaré la guerre aux chrétiens dans son livre contre les gnostiques ; point du tout : Plotin est ici l’allié de saint Irénée. Il combat dans les gnostiques ce mysticisme effréné qui faisait du monde matériel l’empire du mal, abandonné par la Providence divine, et qui n’arrachait l’âme à la souillure des choses terrestres que par les illusions et les extravagances de la théurgie.

Pour beaucoup de pères de l’église, Plotin n’est autre chose qu’un disciple fidèle de Platon, de ce philosophe extraordinaire et privilégié qui, par un effort du génie ou par le bienfait d’une tradition mystérieuse, avait pressenti les dogmes du Christ. Il ne faut point répudier de tels philosophes ; il faut plutôt faire alliance avec eux ; il faut parer la religion nouvelle de l’éclat de leur génie, il faut se servir de ce prestige pour attirer les savans et les lettrés- au dogme nouveau. Aussi voyons-nous saint Basile, dans son Oraison sur le Saint-Esprit, insérer un morceau étendu des Ennéades, en se bornant à remplacer le nom païen d’Ame du monde par celui de Saint-Esprit. Et ce ne sont pas seulement quelques pensées que les pères empruntent aux platoniciens ; il y a eu pendant quatre siècles un travail, tantôt visible et tantôt caché, pour incorporer au dogme chrétien la métaphysique grecque. L’histoire des conciles en témoigne ouvertement à qui sait la comprendre. Au Ve siècle, nous voyons l’œuvre consommée dans les livres de saint Augustin.

Rien n’est plus curieux que cette infusion des idées alexandrines dans le christianisme, et rien n’est plus grave. Lisez les plus beaux écrits de l’évêque d’Hippone. Ne sachant pas le grec, ne connaissant le Timée et les Ennéades que par des traductions, il prend Plotin pour Platon, il confond la pure doctrine du divin disciple de Socrate avec les téméraires conjectures de son interprète alexandrin.

Cette méprise a duré pendant des siècles, et elle dure encore. Ainsi, au moyen âge, les idées alexandrines se sont fait jour au sein même de l’orthodoxie sous la protection du nom de Platon et à l’ombre de l’autorité de saint Augustin. On voit un disciple de Proclus, que l’ignorance du temps avait transformé en sénateur de l’aréopage, converti par saint Paul, on le voit, dis-je, cité comme une autorité des plus imposantes. Vous lisez le Monologium de saint Anselme, et vous y admirez la belle harmonie du sentiment évangélique et de l’idéalisme platonicien. Tout d’un coup un accent étrange, une note douteuse vient frapper votre oreille et troubler le charme du concert.