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que les Ennéades ont joué un grand rôle dans le monde des idées à partir des premiers siècles du christianisme, et qu’on y trouve la clé de toutes sortes d’énigmes curieuses de l’histoire philosophique et religieuse de l’esprit humain.

On sait que l’auteur des Ennéades, Plotin, est le chef de cette illustre école d’Alexandrie qui, pendant plus de quatre siècles, tint en échec le christianisme partout victorieux. Ce fut l’asile où la philosophie, les arts, la religion, la poésie de la belle antiquité vinrent se réfugier, comme on voit se retirer peu à peu des extrémités vers le cœur la chaleur et la vie d’un corps expirant. La gloire d’avoir été le premier fondateur de l’école appartient à Ammonius Saccas, portefaix d’Alexandrie, ignorant de génie, qui trouva des savans pour disciples, Hérennius, Origène, Longin et bien d’autres ; mais, si le véritable chef d’une grande secte est l’homme qui lui donne un corps de doctrines organisé, cet homme n’est autre que Plotin. Lui seul peut-être à Alexandrie a eu des idées originales ; je citerai au premier rang cette étrange et profonde conception d’un dieu triple et un, divisé en trois hypostases, dont la première, qui est l’Unité, enfante la seconde, qui est l’Intelligence ou le Logos, verbe éternel de Dieu, consubstantiel à son père, principe fécond à son tour et tirant éternellement de soi-même la troisième hypostase, qui est l’Âme, c’est-à-dire cet Esprit universel qui contient les germes de tous les êtres. Voilà la Trinité alexandrine, qu’on croirait d’abord toute semblable à la Trinité chrétienne, mais qui en paraît si différente, quand on y voit à la place d’un Dieu libre et parfait je ne sais quelle unité obscure, soumise à la loi fatale de l’émanation et condamnée à se répandre au dehors comme un fleuve qui s’écoule par une pente irrésistible. C’est dans les Ennéades que l’on trouve pour la première fois la Trinité panthéiste d’Alexandrie, non plus à l’état de germe indécis ou de tradition incertaine, mais sous la forme d’une doctrine profondément méditée et revêtue d’une forme scientifique. De même vous rencontrerez partout avant Plotin des semences de mysticisme. Le monde romain était alors envahi par les idées venues de la Perse, de l’Inde, de la Syrie, de l’Égypte, de la Judée. C’était de tous côtés un souffle mystique dont la vieille société s’enivrait. Plotin goûta le charme de cette ivresse, et dans son génie méditatif, le mysticisme s’organisa en doctrine. Il fit de l’extase une théorie, l’extase, nom nouveau, inconnu à Platon, et qui annonce pour le genre humain une ère nouvelle, où l’enthousiasme va prendre le pas sur la froide raison.

Né en Égypte, à Lycopolis (aujourd’hui Syout), Plotin se sent entraîné vers l’Orient ; il parcourt l’Asie à la suite de l’empereur Gordien, et vient se fixer à Rome, où bientôt il est entouré d’une foule de disciples : Porphyre, le célèbre adversaire des chrétiens, Eustochius d’Alexandrie, Amélius, et d’autres personnages autrefois illustres, aujourd’hui oubliés. Porphyre, génie critique, écrivain facile et ingénieux, très propre à la controverse, se sert de la doctrine de Plotin comme d’une machine de guerre pour battre en brèche les dogmes naissans du christianisme. La lutte s’envenime et s’agrandit. Toutes les puissances du siècle s’y engagent ouvertement. Le christianisme triomphe avec Constantin. Un élève d’Alexandrie, l’empereur Julien, donne au paganisme une revanche brillante, mais éphémère, suivie d’une chute profonde et irrévocable. Le monde est aux chrétiens, et alors la philosophie, chassée d’Alexandrie, de Rome, de Constantinople, revient