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l’auteur est Mme Luigia Codemo-Gerstenbrandt. Un roman qui paraît à Venise, c’est déjà un attrait ; l’œuvre elle-même d’ailleurs laisse voir un talent ferme et gracieux, qui conduit avec aisance une fiction aux mille détours. « Tout est vrai, » dit l’auteur en commençant, et en effet il y a de la vérité dans ce récit, qui a pour premier mérite de n’être point la simple traduction ou l’imitation d’un roman français. C’est un contadin qui raconte sa propre histoire. Il s’appelle Domenico Narcisi, il est né dans un petit village au milieu des montagnes du pays de Trévise. C’est là qu’il passe ses premières années, lorsque tout à coup il est conduit à Venise et voit son horizon s’élargir. De nouvelles idées entrent dans son esprit. De Venise il va à Florence, et sa destinée grandit encore. L’amour fait de lui l’époux d’une fille de la noblesse italienne, d’Éléonore, duchesse de Taviano. Ce n’est pas tout cependant, et les aventures du contadin ne sont pas finies. Domenico supporte mal son élévation ; il lui prend des vertiges qui le précipitent dans des excès dont l’amour lui-même ne le préserve pas. Par bonheur, il s’arrête à temps et il revient au foyer un peu meurtri, corrigé et reconnaissant envers sa destinée. Domenico Narcisi est une imagination ardente qui raconte d’une vive façon des aventures très compliquées. Ce contadin serait presque en son genre un Gil Blas vénitien. Il a de la gaieté, des ressources dans l’esprit, de la hardiesse, une extrême curiosité de la vie, le goût des arts et du luxe, un bon naturel au fond, s’il n’était gâté par le ciel et par la fortune. La dépravation l’effleure à peine. Cette histoire du montagnard trévisan jeté au milieu de tous les hasards de la vie n’est ni sans originalité, ni sans intérêt sous plus d’un rapport.

Il y a deux parties dans le Memorie d’un Contadino. L’une est la peinture de ce qu’il y a de local dans la vie italienne. On suit le héros de son petit village du pays de Trévise jusqu’à Naples, où le conduisent ses aventures. On a sous les yeux toutes ces figures animées et originales qui se succèdent, les rustiques parens de Domenico, le vieux curé du village, ces types de la société vénitienne, l’abbé Ornetti de Florence, le vieil oncle de la duchesse de Taviano, la belle et douce Éléonore, le Romain et le Napolitain, qu’on rencontre en route, et qui se peignent eux-mêmes d’un trait. On voit surtout merveilleusement quel grand rôle joue l’oisiveté dans cette vie. C’est là le côté local du récit de Mme Codemo-Gerstenbrandt ; mais en même temps ne voit-on pas dans ce roman ce qui appartient à la vie humaine, à la vie sociale de tous les pays ? C’est encore l’histoire des luttes de l’amour et des inégalités sociales. Que deux âmes, jusque-là séparées par toutes les différences de rang et de position, s’enflamment soudainement et se confondent dans un même élan de jeunesse et d’amour, vainement vous leur direz qu’il y a entre elles un abîme ; elles vous diront que c’est un préjugé du monde, que l’amour triomphe de tout. Il triomphe en effet de tout ce qui est fiction et convention, parce qu’il est lui-même une grande réalité ; mais il ne triomphe pas toujours de ce qui est réel comme lui. Que Domenico Narcisi et la duchesse de Taviano s’unissent, la première heure sera remplie d’enivrement. Bientôt cependant le contadin se trouvera dépaysé dans ce monde où il entre à peine ; il voudra être grand seigneur, et il ne saura pas l’être. Il verra des motifs de soupçon dans le soin avec lequel sa femme garde des secrets de famille. Si ses parens du Trévisan viennent le voir dans son palais à Florence, il rougira