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est visité par un songe, et c’est à coup sûr un songe de prison. On est à la fin du monde. Entre tous ces hommes qui se relèvent de la nécropole terrestre pour se rendre au dernier jugement, c’est à qui retrouvera ses membres dispersés pour se recomposer le mieux possible. Au milieu de cette confusion, où les bêtes figurent avec avantage, l’âne, comme le plus éloquent sans doute, est chargé de se constituer l’orateur de sa race pour rendre témoignage contre la race humaine, et de fait il remplit sa mission à la visible satisfaction de ses commettans. L’âne de M. Guerrazzi, on n’en peut disconvenir, est un animal fort savant, qui a de beaux traits d’érudition, et qui a étudié l’histoire à la bonne école. Une fois engagé dans son discours, il ne s’arrête pas ; il cède quelquefois la parole à M. Guerrazzi par pure complaisance, puis il la reprend avec sa supériorité naturelle, et l’un et l’autre ils s’en vont parlant de tout sans compter le reste ; ils parlent de Dieu et des patriarches, des rois et des juges, de l’expédition de Rome et de la campagne de Crimée, des jésuites et des modérés italiens ; ils élucident à fond la question des religions.

Encore si l’Asino était une fantaisie lancée en quelques pages dans une heure passagère d’humeur sombre ! Mais imaginez une facétie lugubre qui paraît tous les mois sous une couverture rose pendant une année, et considérez ce qu’il doit y avoir de gaieté dans cette tension d’un rire sardonique et amer faisant merveille dans la décomposition des choses ! Quel est le sens du songe de M. Guerrazzi ? On ne peut trop le savoir. Ce qui trouve grâce devant l’auteur, il serait difficile de le dire ; ce n’est point la France, ni Paris à coup sûr. M. Guerrazzi raconte, — ce n’est point l’âne cette fois, — que la Jactance et l’Erreur se rencontrèrent un jour dans un coin de l’antique Lutèce ; elles se donnèrent un baiser frénétique, et de cet étrange accouplement féminin naquirent deux jumeaux, le Paris moderne et l’Absurde, lesquels sont venus au jour en se tenant par les pieds. Ce conte n’est-il pas d’une souveraine gaieté ? Hélas ! la Jactance et l’Erreur ont eu l’occasion de se rencontrer plus d’une fois ; elles ont engendré bien ailleurs qu’à Paris, elles ont jeté dans le monde d’autres jumeaux que nous connaissons, par exemple l’esprit de démagogie et l’absurde. Ceux-ci sont inséparables, et ils se tiennent encore plus par la cervelle que par les pieds. Quand ils ont visité un pays, ils laissent partout la marque de leur passage. L’Italie le sait pour l’avoir éprouvé, pour en ressentir encore les effets dans sa vie politique et dans sa vie intellectuelle. Lorsque M. Guerrazzi traçait plus récemment dans un recueil les devoirs de l’écrivain italien, il n’entendait pas sans doute proposer l’Asino pour modèle soit dans le fond, soit dans la forme.

Heureusement la littérature italienne a d’autres sources d’inspiration. Il y aurait pour les écrivains qui vivent aujourd’hui au-delà des Alpes un moyen bien simple d’éveiller l’intérêt : ils n’auraient qu’à peindre l’Italie elle-même dans sa vérité, à observer les mœurs, à décrire tout ce travail contemporain de la vie sociale italienne en évitant à la fois la déclamation et la frivolité. Ce serait principalement l’œuvre du roman. Il y a quelques mois, il paraissait à Venise un récit qui a passé un peu obscurément, et qui n’a pas moins cette saveur des œuvres originales écrites avec ce qu’on a vu, avec ce qu’on a senti : c’est un livre qui a pour titre le Memorie d’un Contadino ;