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Les bœufs étaient rentrés, la nuit était venue,
Au coucher du soleil la pluie interrompue
Retombait et pleurait aux vitres du logis.
Pour réchauffer ses doigts engourdis et rougis.
Le fermier Jean Bernard s’assit au coin de l’âtre.
Les tisons coloraient de leur reflet bleuâtre
Ses cheveux blancs, ses traits brunis, son œil gris clair.
C’était un grand vieillard à l’air sauvage et fier :
Resté veuf de bonne heure avec deux jeunes filles,
Au tranchant de la hache et des lourdes faucilles,
Il avait amassé dans vingt ans de labeur
Un modeste héritage et des trésors d’honneur,
Et malgré les sueurs, malgré la soixantaine,
Il était demeuré fort et droit comme un chêne ;
— Il se tenait penché, pensif, vers le foyer,
Et ses yeux inquiets, qui semblaient flamboyer,
Sans cesse se tournaient vers la porte d’entrée ;
Soudain il aperçut la table préparée :
Attendant le souper, les valets de labour
S’étaient assis, lassés par les travaux du jour ;
Sérieuse et coupant les parts, la fille aînée
Sur les grands plats fumans se tenait inclinée.
— Thérèse, lui dit-il, où donc est votre sœur ? —
Thérèse se taisait. Une vive rougeur
Du vieillard anima le visage sévère.
— Bien ! dit-il (et sa voix frémissait de colère),
Il se fait déjà tard, prenez votre repas,
Vous autres ; moi, j’attends. — Il marchait à grands pas.
Après quelques instans, il ouvrit une armoire,
Et, prenant dans un coin sa lourde bible noire,
Il vint s’asseoir et lire aux clartés du brasier.
— On n’entendait plus rien que le chant régulier
De l’horloge berçant son balancier de cuivre
Et le bruit sec des doigts sur les feuillets du livre.
Tout à coup dans la cour sonore retentit
Un pas précipité, puis la porte s’ouvrit.
La jeune sœur entra : sa capeline ronde
Recouvrait à demi sa chevelure blonde ;
La course à travers bois et les baisers du vent
Avaient rougi sa joue et son doux front d’enfant.
Ses grands yeux bleus brillaient tout humides de pluie ;
On eût dit une rose à peine épanouie,
Ruisselante des pleurs de l’averse d’avril.