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Benjamin dans cette vie errante, seul remède qu’il eût trouvé aux précoces tristesses de son âme.

Ainsi s’écoulaient les jours et les mois pour le pauvre enfant, qui devait plus tard s’en souvenir comme d’une époque de joies ineffables, tant il est vrai que le mirage du temps est le plus étrange, le plus inexplicable de tous, tant il est vrai que nous changeons à chaque instant l’unité à laquelle nous mesurons le bonheur et le malheur de cette vie ! »

IV.

Dix ans se sont passés, et pendant ce long espace de temps aucun incident notable n’est venu modifier la condition de nos personnages. Les deux belles-sœurs de Sarah sont entourées d’une nombreuse famille dont elles s’enorgueillissent considérablement. Les deux beaux-frères sont un peu plus-gros, ils boivent, mangent, fument et dorment un peu plus que par le passé. Le chef de la famille porte toujours dignement sa noble vieillesse. Seule, Ansha se ressent visiblement des infirmités de l’âge ; mais le bon Mehemmedda n’en témoigne que plus de soins et une affection plus vive à celle qui tient depuis quarante ans la première place dans son cœur. Deux personnages cependant doivent surtout ici appeler notre attention. Quels changemens dix années ont-elles pu apporter dans la beauté de Sarah et dans le caractère de Benjamin, le fiancé de sa jeune fille ? C’est là ce qu’il importe de savoir.

À l’époque dont nous parlons, Sarah, disons-le tout de suite, eût été trouvée belle à Paris ; mais en Asie, et dans la famille de Mehemmedda, on la classait parmi les vieilles, tandis que les deux belles-sœurs, quoique plus âgées qu’elles, étaient considérées comme jeunes ? Pourquoi cette différence ? Parce que l’idée de jeunesse se lie étroitement en Turquie à l’idée de fécondité. Or les deux belles-sœurs avaient depuis dix ans donné le jour à de nombreux enfans, tandis que Sarah, condamnée par son veuvage à la stérilité, était, pour cette stérilité même, traitée de vieille. Les Turcs n’y regardent pas de si près. Avait-elle réellement perdu toute beauté ? Sarah n’avait pas vingt ans quand elle était venue habiter la maisonnette de Mehemmedda. Elle eût passé pour belle à Paris, ai-je dit : qu’on en juge. Dix années d’ennui et presque d’isolement, tel était le lourd fardeau qu’elle avait à supporter. Aussi avait-elle perdu les fraîches couleurs et l’embonpoint de la jeunesse, ses grands yeux noirs s’étaient légèrement enfoncés dans leur orbite ; mais sa physionomie, plus pâle, gardait tout son charme, sa taille était devenue plus élégante et plus svelte. En somme, les contours du visage de Sarah restaient