Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/895

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lieux où il a grandi, à l’arbre sous lequel ont joué ses enfans, à l’humble demeure où un pasteur pieux l’a béni, — voilà le fond du Village abandonné. Ce n’est plus la poésie philosophique de Pope, de Savage, de Thompson ou d’Akenside ; c’est le commencement de la poésie individuelle et domestique. Quelques années plus tard, un poète bizarre et morose, uniquement épris de la solitude et des champs, Cowper, en mettant au-dessus des plaisirs du monde les joies du cœur et les satisfactions de la conscience, ajoutera à la poésie de Goldsmith un élément nouveau. Aimable et souriante avec Goldsmith, religieuse avec Cowper, la poésie intime deviendra pathétique et austère avec Crabbe, et Wordsworth lui donnera la grandeur.

Les ouvrages en prose de Goldsmith sont, d’un avis unanime, le plus parfait modèle de la prose anglaise. Son style a toutes les qualités du style de Voltaire : une diction d’une irréprochable pureté, le naturel et la simplicité unis à l’élégance, une limpidité merveilleuse, le tour aisé, vif et rapide du récit, le choix dans les détails, la sobriété dans les jugemens, l’art de suggérer les réflexions sans les exprimer. Ajoutez qu’il s’élève sans efforts dès que le sujet y convie l’écrivain, et atteint de premier jet à la noblesse et à la grandeur. Les trois histoires qu’il a composées, — celle de Rome, celle de la Grèce et celle d’Angleterre, — ne furent à ses yeux que des besognes de librairie. On n’y trouve en effet ni recherches nouvelles, ni vues originales, ni ces détails d’érudition et cette connaissance minutieuse des mœurs et des usages du passé qu’on attend aujourd’hui de l’historien. Ce sont des compilations qu’il a faites rapidement sur les ouvrages antérieurs, sans jamais remonter aux sources : elles ne contiennent que le gros des événemens, ce qu’il est indispensable de connaître ; mais le choix des faits, la distribution des matières, l’ordonnance du récit, tout est excellent ; on n’écrit pas mieux l’histoire. Aussi Johnson n’hésitait-il pas à mettre les ouvrages de Goldsmith au-dessus des livres si vantés de Robertson. Il reprochait à celui-ci du verbiage, des digressions et des hors-d’œuvre qui n’avaient d’autre but que de faire briller l’écrivain. Robertson, à son avis, aurait pu faire entrer dans ses livres deux fois plus de matière ; il n’y avait pas dans Goldsmith une ligne qui ne fût pleine. « Goldsmith, disait-il encore, a l’art de compiler et de dire tout ce qu’il doit dire d’une façon heureuse. Il est en train d’écrire une histoire naturelle ; il la rendra aussi intéressante que les Mille et une Nuits. »

Comment ces dons heureux de l’intelligence se conciliaient-ils avec une si complète incapacité de se conduire lui-même ? Goldsmith, disaient de lui ses amis, est un fou auquel il suffit de mettre une plume en main pour en faire le plus sensé des hommes. En