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espérances le jeta dans un découragement profond. Il venait de publier une Histoire de la Nature animée, et il s’était retiré à la campagne pour mettre la dernière main à un Abrégé de l’Histoire grecque, lorsqu’il ressentit une atteinte plus forte de la dysurie dont il souffrait. Il revint à Londres en mars 1774 pour se faire soigner. Le mal disparut, mais il lui resta une fièvre nerveuse qui s’aggrava tout à coup. Un pharmacien du voisinage qu’il connaissait familièrement, et qu’il envoya chercher à défaut de médecin, le trouva en proie à une agitation extrême, et se convainquit que ses souffrances physiques n’étaient que le contre-coup d’une souffrance morale. Goldsmith n’avait pas le temps d’être malade : il voulait retourner à ses travaux, et l’on ne put le dissuader d’user d’un remède violent mis à la mode par un empirique. Il provoqua par là une crise qui épuisa ses forces ; le délire le prit, et il expira le 4 avril 1774, à l’âge de quarante-cinq ans et cinq mois. À peine eut-il fermé les yeux, que l’on sentit l’étendue de la perte que les lettres venaient de faire ; il s’éleva un concert unanime de louanges et de regrets, et le poète qui de son vivant n’avait jamais été sûr d’un morceau de pain eut une tombe à Westminster.

Goldsmith fut mis au premier rang des poètes de son temps pour deux courts poèmes et quelques petites pièces : il n’a pas laissé deux mille vers. Les circonstances aidèrent à son succès. L’Angleterre n’avait plus de poète quand le Voyageur fut publié : Young et Thompson avaient cessé de vivre, Gray avait cessé d’écrire. Goldsmith prit donc du premier coup une place que personne ne pouvait lui disputer ; mais, si son mérite en fut plus facilement reconnu, il n’était pas pour cela moins réel. Loin de diminuer la renommée de Goldsmith, le temps n’a fait que la consacrer, et notre siècle a placé l’auteur du Village abandonné plus haut encore que ne le mettaient ses contemporains. C’est que Goldsmith, sans s’en douter, ouvrit à la poésie anglaise une voie nouvelle, plus conforme au génie national. Précurseur de Cowper, de Crabbe, de Burns et de Wordsworth, il inaugura en Angleterre la poésie anglaise par excellence, la poésie des sentimens intimes et du foyer domestique.

L’œuvre que les grands écrivains du règne de Louis XIV ont accomplie en France, les écrivains du règne de la reine Anne l’entreprirent cinquante ans plus tard en Angleterre. Ce que Corneille, Racine et Boileau avaient fait pour notre langue, Dryden, Pope et Addison le firent pour la langue anglaise. Ils la fixèrent et l’assouplirent ; ils lui donnèrent la noblesse, le nombre et l’harmonie. En ramenant la nation au culte des grands modèles de l’antiquité, ils formèrent son jugement et épurèrent son goût. Ils donnèrent à la poésie un idéal élevé ; ils lui apprirent à chercher l’inspiration aux