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alors de sa plus douce voix et avec une émotion véritable : — Je n’ajouterai plus qu’un mot. Vous m’avez offert un protecteur pour moi et pour mes enfans, et je l’ai refusé pour eux comme pour moi ; mais, tout en refusant l’époux et le père, je ne repousse ni la protection ni le protecteur. Loin de là, j’ai prévenu par mon refus bien des soucis et des discordes ; sachez-m’en bon gré, et surtout ne m’en veuillez pas. Le sang qui coule dans les veines de ces enfans est le vôtre, quoique je ne sois la femme d’aucun de vous. Promettez-moi de ne jamais l’oublier ; promettez-moi qu’aussi longtemps que l’un des descendans de Mehemmedda vivra, mes enfans ne seront pas délaissés, qu’ils auront une maison et une famille, tout aussi bien que si j’avais accepté aujourd’hui la main de l’un de mes frères.

— Nous te le promettons, ma fille, se hâta de répondre le vieillard, visiblement ému ; je te le promets pour moi et pour les miens, et je suis sûr que mes fils ne contrediront pas mes paroles. D’ailleurs, si tu n’épouses aucun de ces jeunes gens, ta fille du moins épousera notre Benjamin dès qu’elle aura l’âge convenable.

— Vous avez raison, mon père ; nous ratifions tous votre promesse, dirent les fils de Mehemmedda, et nous la tiendrons.

Cet engagement pris, les jeunes gens se retirèrent, et Sarah de son côté s’empressa de regagner sa chambre. À partir de ce moment, les difficultés soulevées par l’installation de la veuve d’Osman dans la ferme de Mehemmedda semblaient écartées. Il en restait une pourtant, que personne n’avait soupçonnée, et que quelques indications données sur le caractère du plus jeune fils de Mehemmedda feront aisément comprendre.

Le vieux paysan avait, on s’en souvient, désigné cet enfant, nommé Benjamin, comme devant épouser la fille de Sarah. La sollicitude de la belle veuve ne se concentra plus dès-lors exclusivement sur sa petite Attié et sur son frère ; elle se détourna un peu sur Benjamin, ainsi que sur sa jeune sœur Ansha[1], et les soins donnés à ces frêles créatures devinrent peu à peu sa plus douce et même son unique distraction. Le caractère de Benjamin méritait à plus d’un titre, il faut le dire, l’intérêt de Sarah. Pâle et chétif, quoique grand pour son âge, sombre et réfléchi, il fuyait les jeux et la société des enfans du même âge pour s’essayer à déchiffrer quelques livres turcs, ou pour s’entretenir avec la jeune femme qui se plaisait à former son esprit. Cet esprit était assurément des plus naïfs et des plus incultes. À tout moment, l’élève de Sarah trahissait son ignorance par des questions

  1. La mère de famille avait donné son propre nom à sa dernière née ; nous avons déjà fait remarquer plus d’une fois combien les noms de femmes sont peu variés dans l’Asie-Mineure.