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pas qu’une femme de plus ou de moins dans un ménage peut faire ou défaire le bonheur d’une famille ?

Les fils de Mehemmedda sentirent l’inutilité de la résistance. Pressés de nouveau par leur père, ils consentirent enfin à épouser Sarah, mais à la condition que la veuve d’Osman choisirait entre eux. Chacun d’eux s’engagea de son côté à ne pas refuser le bonheur qui lui serait offert, et, satisfait de cette concession, le vieillard reprit avec les deux jeunes gens le chemin de la maison.

Les débats suscités par le mariage projeté ne devaient cependant pas se terminer si vite. À peine les jeunes gens se virent-ils seuls avec leurs femmes, qu’ils leur firent part des propositions paternelles. Les jeunes femmes qui avaient épousé les deux fils du vieux couple constant et fidèle avaient considéré la monogamie comme un privilège de la famille où elles entraient. La pensée de partager avec d’autres femmes l’amour de leurs époux et le titre d’épouses n’avait jamais traversé leur esprit, et le projet du vieillard leur sembla une intolérable offense. Les femmes turques ne sont pas toujours ni très douces ni très soumises. Aussi devine-t-on que le débat terminé entre le père et les enfans ne tarda pas à recommencer entre ceux-ci et leurs compagnes. La mère de famille fut elle-même appelée à y prendre part, et les propositions de Mehemmedda furent combattues par la femme même du paysan. Nous ne donnerons pas ici les argumens intéressés produits pour ou contre la monogamie dans le cours de cette discussion de famille. Qu’il nous suffise de dire qu’alarmée par d’injustes insinuations de ses belles-filles, la vénérable Ansha faillit douter un moment du cœur de son mari, et craindre que lui aussi ne voulût mettre en pratique les conseils donnés à ses fils. Il s’ensuivit une scène touchante où le digne paysan, pour rassurer sa vieille compagne, n’eut qu’à la serrer contre son cœur, en jurant qu’il n’aurait jamais d’autre femme qu’Ansha. La mère de famille ne put alors que se ranger du parti de Mehemmedda, et les deux jeunes femmes, comprenant que toute opposition était devenue inutile, se retirèrent soumises, mais non résignées.

En sortant de la chambre où Mehemmedda était resté avec sa femme et ses fils, elles rencontrèrent Sarah, accompagnée de ses enfans, qui revenait des champs rappelée par un message de son beau-père. L’union avait régné jusque-là entre les trois brus ; mais en apercevant celle qui renversait tout l’édifice de leur bonheur, les deux femmes lui lancèrent un regard tout enflammé de haine, et passèrent rapidement auprès d’elle sans lui adresser un seul mot. Sarah s’arrêta tout étonnée, sans pouvoir s’expliquer cette colère qui succédait à des dispositions jusqu’alors bienveillantes ; puis, espérant apprendre chez son beau-père la raison de cet étrange revi-