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dans son beau-frère, ou à défaut de beau-frère dans le plus proche parent de son défunt mari ; mais, mach’Allah ! les beaux-frères ne manqueront pas à Sarah, et il s’agit seulement de savoir auquel de vous deux elle appartiendra. L’aîné de vous a le droit de la réclamer pour sa femme ; pourtant je sais combien vous vous aimez l’un l’autre, mes enfans, et je suis convaincu qu’Erjeb, quoique l’aîné, ne voudrait pas user d’un droit qui chagrinerait Ahmed. C’est pourquoi j’ai voulu parler à tous deux en même temps. Qu’en pensez-vous ? Lequel de vous présenterai-je pour époux à ma fille et pour père âmes enfans ?

Les deux jeunes gens se regardèrent interdits et en silence ; enfin Ahmed dit avec timidité : — C’est à mon frère de parler le premier.

— Pourquoi ? dit Erjeb, qui semblait peu empressé de profiter de son privilège.

— Tu es l’aîné, reprit Ahmed.

Erjeb haussa les épaules, comme s’il eût fait peu de cas dans cette occasion de son droit d’aînesse. Il répondit pourtant : — Je n’ai nullement l’intention de t’enlever Sarah ; pour ce qui me concerne, je te laisse parfaitement libre de l’épouser.

— Et je fais absolument comme toi, repartit Ahmed. Je suis heureux avec ma femme ; je n’ai jamais songé à en épouser une seconde. Notre père n’en a qu’une ; il n’en a jamais eu davantage, et si une lui a suffi pendant un si grand nombre d’années, je ne vois pas pourquoi je serais plus difficile que lui.

— Mes chers fils, reprit le vieillard, ceci est de l’enfantillage. Quelle importance attachez-vous donc au fait d’épouser deux femmes au lieu d’une ? Si les circonstances n’étaient pas aussi impérieuses, vous auriez passé votre vie avec une seule épouse, puisque tel eût été votre bon plaisir ; mais le ciel en a ordonné autrement. Ce n’est pas là un grand malheur, et je ne vois pas ce qui vous contrarie si fort dans ce nouvel arrangement. Rien n’est plus commun ; pareille chose arrive tous les jours, à tous et dans le monde entier. Celui de vous qui épousera Sarah sera aussi heureux avec ses deux femmes que l’autre avec son unique épouse. Croyez-en mon expérience, mes enfans.

Et, voyant qu’il ne recevait point de réponse, le vieillard leva la tête et considéra attentivement le visage soucieux de ses fils ; puis il dit avec quelque inquiétude : — Auriez-vous remarqué dans la personne de Sarah quelque chose qui vous déplût ?

— Non, mon père, répondirent froidement les deux jeunes gens.

— Eh bien ! alors, reprit le père rassuré et retrouvant toute sa sérénité, décidez-vous, et que cela finisse. Mach’Allah ! ne dirait-on