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inspirer quelque honte à ces barbares civilisés des états du sud, qui fondent la liberté républicaine sur l’esclavage, et l’inviolabilité de l’esclavage sur l’oppression et l’assassinat des contradicteurs !

Puisse enfin le nom et l’exemple de Réginald Heber revenir aujourd’hui sans cesse à la mémoire de ses compatriotes dans l’Inde, pour calmer leur esprit de vengeance, pour humaniser leur incomplète victoire ! Ce ne sont pas en effet les cruautés superstitieuses, les immolations indigènes, les rites sanglans de pauvres idolâtres, dont s’indignait Réginald Heber, qu’il faut aujourd’hui déplorer : c’est l’immolation politique, l’épouvantail du meurtre systématiquement multiplié ; c’est la mort infligée avec excès pour pacifier un pays[1] ; c’est la conquête replacée sous les auspices du dieu Moloch, et le petit nombre des conquérans couvert et compensé par la réduction la plus grande et la plus prompte qu’il se puisse de la race vaincue. Mais cela même est impossible ; l’abondance de la vie dans l’Inde, la puissance de la nature y résistent. On ne peut jamais là faire, la solitude, ni tuer assez pour n’avoir plus à craindre. Qu’un officier anglais, se faisant juge par son droit d’être bourreau, fusille lui-même de sa carabine trois captifs de guerre, sans autre formalité que de leur faire quitter d’abord leurs riches vêtemens, pour ne pas gâter cette part de butin ; que vingt autres lieutenans fassent mitrailler à leur gré des milliers d’hommes nus et tremblans ; que les vainqueurs ne sachent où placer leurs tentes pour n’être pas trop empestés de la masse des morts qu’ils ensevelissent autour d’eux : oh ! c’est là sans doute un spectacle d’horreur que n’eût pas supporté l’âme de Réginald Heber, et qui eût brisé de remords chrétiens et d’effroi cette frêle et noble vie.

Que dit, que fait aujourd’hui son successeur dans Calcutta ? Quelle voix religieuse s’élève dans l’Inde pour demander quelque trêve de Dieu, quelque modération dans les supplices, quelque rémission à la fureur des représailles et aux vengeances de la peur, plus impitoyable encore ? Nous l’ignorons ; mais nous espérons que ce cri de l’Evangile, que ce cri d’alarme de l’humanité se fait entendre dans les diverses missions protestantes de l’Inde. Nous voulons croire au zèle de ces missions comme à leur puissance, et nous croyons aussi que la saine politique des agens civils et militaires d’une grande nation saura comprendre que la charité chrétienne est ici prudence mondaine, que les exterminateurs ne fondent pas d’empire.


VILLEMAIN.

  1. « Rapere, auferre, trucidare falsis nomimbus imperium, atque ubi solitudinem. faciunt, pacem appellant. » (Tacit., Agricol.)