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de l’Inde ce qui manque si souvent dans l’Orient et rend l’existence des hommes précaire et servile. « Nous avons, écrivait-il en 1790[1], vingt millions de sujets indiens, dont je suis maintenant occupé à recueillir et à coordonner les lois dans l’espoir de leur garantir leurs propriétés à eux et à leurs héritiers ; ils sont charmés de ce travail. » Et peu de temps après il écrivait encore, en se félicitant du succès de son œuvre : « C’est maintenant une chose établie ici que les natifs sont propriétaires de leur sol, et que la possession doit en être transmise d’après leurs propres lois. »

Ce nombre de vingt millions de sujets, indiqué sur documens exacts, fait observer William Jones, est aujourd’hui presque décuplé ; mais les lieux que ce peuple occupait alors, les grands établissemens, les foyers de commerce ou de défense désignés par le magistrat de 1790, sont les mêmes qui figurent aujourd’hui dans les récits des troubles actuels, de Calcutta à Delhi, de Bombay à Lucknow, sur tous ces points qu’a parcourus la rébellion sanglante des cipayes.

C’était surtout pour les présidences de Calcutta et de Bombay, pour ce premier fond de l’empire anglais dans l’Inde, que William Jones avait la généreuse et politique pensée de replacer sous la protection des anciennes lois du pays tout ce qui se rapporte aux successions et aux contrats civils, tout le régime de la propriété patrimoniale et des échanges volontaires. Achevé en trois ans par un prodigieux effort, ce travail de William Jones, ce nouveau digeste, comme il l’appelle, fut en quelque sorte l’émancipation civile de l’Inde britannique, et fonda sur le respect de la justice, quant aux droits privés du moins, cette puissance qui allait si rapidement s’accroître de tant d’usurpations et de conquêtes.

Faut-il ajouter qu’à la même époque, dans les courtes distractions de cette immense tâche, l’interprète des vieilles lois hindoues, du code antique de Manou, dévoilait aussi quelques-unes des beautés de la poésie sanscrite. William Jones traduisait du poète Kalidasa, qu’il appelle le Shakspeare de l’Inde, le drame de Sacountala, le fatal anneau, antérieur à peine d’un siècle à notre ère, et où respire encore un souffle si pur de cette civilisation antique et meilleure qu’allaient détruire, quelques siècles après, les invasions du nord asiatique.

Ce goût si vif de la poésie dans un esprit si savant et si grave est le dernier trait de William Jones, et complète pour nous sa grandeur originale. Enthousiaste de la liberté comme du savoir sous toutes les formes, il était parti d’Europe avec le projet d’un poème

  1. The Works of sir William Jones, vol. 1.