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comme si le plus flagrant des abus à Saint-Domingue n’était pas la servitude des noirs et la condition humiliante des hommes de couleur ; on ne craignit point d’afficher le mépris de l’autorité dans un pays où l’on n’avait d’autre force que le respect inspiré par cette autorité même. Les conséquences d’une pareille conduite ne se firent pas longtemps attendre. Au mois d’octobre 1789 ; une démonstration des créoles du Cap obligeait l’intendant, M. Barbé de Marbois, à s’embarquer pour la France ; au mois d’août 1791 éclatait le premier soulèvement des noirs.

Ceux qui n’ont point vu Saint-Domingue au temps de sa grandeur se feront difficilement une idée de l’importance que cette colonie avait acquise dans l’espace de cinquante ou soixante ans. Java seule et Cuba aujourd’hui ont atteint à ce degré de richesse. Avec Saint-Domingue, la France pouvait se consoler de la perte de l’Inde et du Canada. Saint-Domingue produisait annuellement 80 millions de kilogrammes de sucre, 34 millions de kilogrammes de café, sans parler du coton, de l’indigo, du cacao, des bois d’ébénisterie. La valeur de ces produits s’élevait presque à 200 millions de francs, quatre ou cinq fois la valeur des exportations de la Martinique et de la Guadeloupe réunies. En échange des précieuses denrées qu’attendaient les entrepôts de nos ports, quatre cent soixante-dix navires français, jaugeant plus de 130,000 tonneaux, apportaient à Saint-Domingue des esclaves, de la farine, des salaisons, de la morue, des vins, des eaux-de-vie, des mousselines de l’Inde, des armes, des cordages et des voiles. Cette colonie était à la fois le pivot de notre industrie et de notre navigation marchande. Et cependant qu’elle était loin d’avoir reçu toute l’extension dont elle était susceptible !

La superficie de Saint-Domingue ou de Haïti, si on veut l’appeler de son nom moderne, est à peu près celle du royaume de Bavière, le septième environ de la France. Nous possédions à peine le tiers de cette île, car l’Espagne en avait conservé la majeure partie pour y dépenser chaque année en pure perte près de 1,500,000 francs. Nous n’en occupions pas moins à Saint-Domingue un territoire encore aussi vaste que celui de la Sicile ou de la Sardaigne.

Ce n’était pas sans une juste fierté que les créoles de Saint-Domingue montraient à la France l’œuvre de leur industrie. Dans la partie de l’île où s’étaient maintenus les Espagnols, on ne voyait encore que des forêts impénétrables ou d’immenses savanes livrées aux bestiaux, qui composaient toute la richesse d’une race indolente. Dans la partie française, le sommet des mornes, couronné de sapins, d’acajous, de gaïacs, d’ébéniers, était presque seul demeuré inaccessible. Partout ailleurs, là même où le sol n’avait point encore été soumis à la culture, la main de l’homme avait déjà imprimé sa trace et marqué les défrichemens à venir. Des routes bordées de