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devoirs et la constante dignité de sa conduite ne tardèrent pas à lui concilier l’intérêt de ses supérieurs. Son fils aîné fut admis dans les bureaux du port aux appointemens de 400 francs ; le second fut embarqué en qualité de pilotin. Nos ressources étaient notablement augmentées. Mon troisième frère continuait ses études au collège de notre ville natale : ma grand’mère et une de nos tantes s’étaient chargées de pourvoir aux frais de son éducation ; de rapides progrès lui permirent de venir bientôt se joindre à nous, et dès son arrivée à Rochefort, il fut employé dans les bureaux de la marine avec un traitement de 300 francs. Le travail et une sévère économie éloignèrent peu à peu la gêne de notre intérieur. Tout était en commun entre nous : moi-même, j’apportais à la masse les 10 francs de solde qui m’étaient alloués en qualité de mousse attaché à l’atelier de la garniture. Je profitais en outre des leçons d’hydrographie et de dessin qui étaient données gratuitement tous les matins aux enfans de la ville.

Nous commencions à être heureux lorsqu’en 1786 une affreuse épidémie vint jeter le deuil dans la ville de Rochefort. Le frère qui venait immédiatement après moi en fut atteint et succomba au bout de quelques jours. Ma plus jeune sœur éprouva le même sort. En supputant les dates, nous reconnûmes avec la plus profonde douleur qu’un de mes frères, le second de la famille, qui était embarqué sur la flûte le Rhône en qualité de volontaire, et qui était à la veille d’obtenir le grade de sous-lieutenant, était mort d’une maladie de langueur à peu près à la même époque. La mort de ce frère qui donnait les plus belles espérances inspira à mon père de fortes préventions contre la marine. Il ne voulait plus qu’aucun de ses enfans entrât dans cette fatale carrière, et il ne fallut rien moins que ma persévérance, je dirai même mon opiniâtreté, pour changer ses résolutions. Après une longue résistance, il finit par consentir à mon embarquement en qualité de pilotin sur la corvette du roi la Favorite, qui devait aller rejoindre l’escadre d’évolutions que l’on réunissait en ce moment à Brest. J’étais d’une constitution si chétive, que sans la protection du lieutenant en pied de cette corvette, ami particulier de ma famille, j’aurais vainement sollicité l’honneur de faire partie de son équipage.

La Favorite portait vingt canons du calibre de 8. Sa carène présentait des formes favorables à la marche, ses œuvres mortes étaient peu élevées au-dessus de l’eau, mais le gréement était lourd et mal tenu. Nous étions à peine en mer que des vents contraires soufflèrent avec force. Le régime du bord ne s’accordait sans doute pas avec ma frêle santé ; je tombai malade pendant la traversée, et il fallut m’envoyer à l’hôpital dès notre arrivée à Brest. Le vif chagrin que