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traits de toute une pléiade d’héroïques capitaines, devenus, après ; la dispersion des compagnons de d’Estaing et de Suffren, la consolation de la république, l’espoir et l’orgueil de l’empire.


I

Je ne semblais point destiné à servir sur les vaisseaux du roi. Ma famille, de vieille bourgeoisie et jouissant depuis longtemps d’une honorable aisance, habitait une de ces provinces de l’intérieur de la France ou jamais le flot de mars [1] ne s’était fait sentir, et qui n’avait rien à démêler avec les institutions de Colbert. Quelques années avant la révolution, des revers de fortune décidèrent mon père à solliciter une place dans l’administration de la marine. De tous les biens qu’il avait possédés, il ne lui restait plus que les noms de diverses petites fermes par lesquels il continua, suivant l’usage du temps, de distinguer encore ses nombreux enfans, réservant pour l’aîné seul le simple nom de la famille. Dans cette triste situation, il se trouva fort heureux d’être attaché au port de Rochefort en qualité de commis aux appointemens de 1,200 francs. C’est avec une aussi modique ressource qu’il dut songer à élever sa nombreuse famille, qui se composait alors de six garçons et d’une fille. Bien que notre détresse fut déjà très grande, cela n’empêcha pas ma mère de donner le jour à un huitième enfant, c’est-à-dire à une seconde fille. L’arrivée de la nouvelle venue en ce monde fut accueillie avec joie ; mais la santé de ma mère ne lui permettant pas de donner à sa fille les premiers soins, il fallut avoir recours à une nourrice de la campagne. Ce surcroît de charge nous imposa l’obligation d’apporter dans les dépenses de la maison une extrême économie. Ma mère, qui n’avait connu jusqu’alors que les jouissances d’un tranquille bien-être, eut non-seulement le courage de se condamner à toute espèce de privations, mais encore de travailler jour et nuit à l’entretien des vêtemens de ses enfans. Mon père, de son côté, se dévoua à notre instruction. Chaque soir, des leçons, qu’il savait varier suivant notre âge et nos aptitudes, développèrent les dispositions de chacun de nous. C’est peut-être à cette éducation domestique, la seule que sa position de fortune lui permît de nous donner, qu’il faut attribuer la satisfaction que lui ont toujours causée ses enfans. Jamais aucun d’eux n’a eu à se reprocher une action répréhensible.

Le mérite personnel de mon père, son exactitude à remplir ses

  1. On sait que les anciennes lois qui régissaient l’inscription maritime étendaient les obligations de ce régime, exceptionnel non-seulement jusqu’aux embouchures des fleuves, mais jusqu’aux limites extrêmes où les marées d’équinoxe, les plus fortes marées de l’année, produisaient deux fois l’an une élévation dans le niveau des eaux.