Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/776

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut-être de proposer à notre école et à notre époque. N’y a-t-il pas en effet dans la plupart des productions contemporaines, parfois même dans les plus remarquables, quelque chose de hâtif, de superficiel, de futile, comme si elles n’avaient d’autre objet que le succès d’un moment ? De là ce désir de surprendre l’attention à tout prix qui tourmente aujourd’hui les artistes, de là ces essais, tantôt prétentieusement naïfs, tantôt renouvelés des exemples du XVIIIe siècle, ou ces effigies de la réalité grossière dont s’étonnent au moins ceux qui n’en sourient pas ; de là aussi une étrange confusion dans les jugemens portés sur les divers talens et dans l’estime relative où il conviendrait de les tenir. Tel d’entre eux qui se consacre exclusivement à la représentation de petites scènes familières compte autant d’admirateurs que le peintre de l’Apothéose d’Homère ; tel autre, dont tout le mérite consiste dans une pratique adroite, est exhaussé au niveau des talens que de fortes études ont fécondés. Ainsi, en faisant une part trop large aux qualités purement matérielles ou aux inspirations capricieuses, nous continuons à notre manière la doctrine de Cellini ; nous obéissons aux principes que ses œuvres aussi bien que ses écrits tendaient à faire prévaloir. Sont-ce là cependant les exemples qui nous obligent ? L’école qui procède de Jean Cousin et de Jean Goujon, de Poussin et de Lesueur, reconnaît des origines plus hautes et doit respecter de plus nobles traditions.

Il est d’autres traditions encore, — et celles-ci ne concernent pas seulement la valeur pittoresque des œuvres, — il est certaines habitudes morales que nous recommande la vie des anciens maîtres français, et pour lesquelles notre siècle semble avoir moins de goût que pour des mœurs à tous égards moins austères. Ne pourrait-on dire que sous ce rapport Cellini a trouvé des disciples parmi nous ? Sans doute le temps est bien passé des haines furieuses et des vengeances à main armée. Pour plus d’une raison, les artistes contemporains ne songent guère à se débarrasser de leurs ennemis suivant les procédés de l’orfèvre florentin : songent-ils aussi peu à l’imiter dans ses manœuvres pour s’emparer de la renommée, dans sa diplomatie vaniteuse, dans sa soif des succès fructueux ? Nous le disions en commençant : les talens sont aussi nombreux aujourd’hui qu’à aucune autre époque ; mais trop souvent l’esprit de spéculation et de savoir-faire les inspire plus directement que le zèle du progrès. Sauf à ne répéter qu’une vérité banale, — inséparable malheureusement des souvenirs qu’éveille le nom de Cellini, — n’hésitons pas à rappeler aux artistes qu’aucun d’eux ne saurait impunément transiger avec les devoirs de la conscience, car ces devoirs se lient de près aux conditions mêmes de l’art et se confondent avec ses lois.


HENRI DELABORDE.