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bout de ressources, se hasardait à solliciter quelques secours qui lui permissent de continuer son travail. On a bon nombre de ces suppliques, dans lesquelles, tout en qualifiant son souverain du titre d’excellemment divin protecteur (molto divinissimo patrone), l’artiste lui donne clairement à entendre qu’il n’a aucune foi dans sa parole et qu’il se lasse d’en attendre les effets. Spectacle fort imprévu à coup sûr : le beau rôle appartient ici tout entier à Cellini. Il est curieux de le voir, lui le type de la forfanterie, lui si peu désintéressé d’ordinaire, agissant avec une dignité véritable et travaillant presque sans salaire pour tenir ses engagement personnels envers un homme qui faisait si bon marché des siens.

Tout le mal d’ailleurs ne venait pas de Côme. Les officiers du palais qui avaient reçu l’ordre de seconder l’entreprise faisaient de leur mieux pour en entraver l’exécution. De leur côté, les sculpteurs s’indignaient des premières préférences du duc comme d’une injure à leur propre talent, et le plus écouté d’entre eux, Baccio Bandinelli, ne parlait qu’avec mépris de ce rival de contrebande qui s’était chargé d’une tâche bien au-dessus de ses forces : pour plus de sûreté toutefois et pour augmenter d’autant les difficultés de cette tâche, il empêchait les aides dont Cellini avait besoin d’aller travailler chez lui. Il va sans dire qu’en face des obstacles de tout genre qu’on lui suscitait, Cellini songea d’abord à recourir aux moyens qu’il employait d’ordinaire en pareil cas ; mais, soit qu’il craignît pour lui-même les suites de nouveaux méfaits, soit que l’âge commençât à modérer sa soif de vengeance, il s’en tint cette fois aux injures et se contenta de la terreur qu’il sut inspirer à Baccio Bandinelli un jour où il se trouva face à face avec lui sur la route de Fiesole. « Bandinelli, dit-il, avait coutume de se rendre le soir à une ferme qu’il possédait au-delà de l’église Saint-Dominique. Dans mon désespoir, je m’étais promis, si je le rencontrais, de me précipiter sur lui, et tandis que, cheminant dans la direction de Florence, j’atteignais la place Saint-Dominique, il apparaissait précisément à l’autre extrémité de cette place, juché sur un méchant mulet qu’on aurait pu prendre pour un âne. Décidé aussitôt à faire œuvre de sang, je marchai droit à mon ennemi ; mais, en levant les yeux, je reconnus qu’il était sans armes et qu’il avait avec lui un petit garçon d’une dizaine d’années. À peine m’eut-il aperçu, qu’il devint de la couleur d’un cadavre et qu’il se mit à trembler de la tête aux pieds. Son abjecte lâcheté me fit pitié. — N’aie pas peur, vil poltron, lui criai-je ; je ne te juge pas digne de mes coups. Alors il se rassura et me regarda sans souffler mot. De mon côté, je repris possession de moi-même, et je remerciai Dieu, qui n’avait pas voulu que cet acte de fureur s’accomplît. Ainsi délivré des pensées que m’avait