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des délicatesses inconnues à tant de créatures dans des conditions bien différentes de la sienne ? Ce dont il s’était flatté, c’était de l’avoir appelée à une nouvelle vie. Qui lui prouvait que dans cette pensée il avait tort ? Mais à tout ce qu’il pouvait se dire, des voix lui criaient éternellement en chœur, comme dans je ne sais quel conte allemand : « La belle est morte, la belle est morte ! » et à cela il ne trouvait rien à répondre.

Vers deux heures du matin, il écrivit à Lucile un petit billet exempt de colère, et qui, adressé à toute autre qu’une pâtissière, eût été tout à fait irréprochable. Peut-être n’était-il pas d’un style entièrement approprié à celle qui devait le lire. Je crois bien que le mot idéal s’y trouvait ; celui d’irréparable y était pour sûr. Toutefois le billet de Fleminges signifiait d’une manière intelligible à la pauvre femme qu’il ne pouvait plus être son compagnon dans le pays du Tendre ni ailleurs, qu’elle eût à garder le logis. L’homme est ainsi fait : il fut sur le point d’introduire dans un billet d’un ton beaucoup trop sentimental et rêveur une plaisanterie sur ce que sa maîtresse, en cas de fuite, aurait à craindre de la gendarmerie. Heureusement il ne s’abandonna pas à cette sottise fébrile.

Le lendemain, à quatre heures, le régiment montait à cheval. Ma foi ! de si triste humeur soit-on, il est difficile de ne pas être égayé par le départ d’un régiment qui va prendre une nouvelle garnison. Les beautés consolables qui reconduisent les cavaliers jusqu’aux dernières maisons de la ville ont, pour la plupart, des jeux de physionomie à dérider Manfred, René ou Obermann. Les trompettes qui de temps en temps couvrent joyeusement les adieux, le pas délibéré des chevaux, et par-dessus tout le regard indéfinissable du soldat, ce regard plein de tendresse sceptique et de résignation joviale qu’il lance à son amante et que son amante lui rend si bien, tout cela crie : « en route, bon soir, bon voyage ! » avec tant d’entrain, de gaieté et d’énergie, que le plus morose devient allègre, le plus préoccupé,’insouciant. Fleminges sentit un souffle léger et bienfaisant se glisser à travers les vapeurs dont il était depuis quelques heures environné. La vie lui parut moins sombre. Ne croyez point pourtant que sa tristesse ait suivi le cours des affections de route dont je parlais au commencement de ce récit. Il n’a pas laissé à la première halte un chagrin dont peut-être il ne sera jamais complètement guéri. Puis il gardera de son aventure d’Herthal une profonde impression de terreur. J’ai évité, dit-il, l’être dangereux qu’on peut appeler le croquemitaine des vieux garçons, je l’ai évité ; mais aurai-je encore un bonheur dont, après tout, je ne me réjouis guère ? Ma pauvre Lucile ! »


PAUL DE MOLENES.