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de ce mal. Le genre d’amour dont je suis possédé est comme le souverain esprit de la tentation ; il emprunte toutes les formes pour nous perdre. Ne m’inspirait-il pas, il y a quelque temps, ces lubies révolutionnaires dont vous vous êtes moquée ? Aujourd’hui c’est au nom de mes anciennes idées qu’il me maîtrise. Ne suis-je pas de ceux, après tout, qui peuvent imposer au monde leurs caprices ? J’estime le grand seigneur anglais qui, sans rien perdre de sa fierté, va prendre sa compagne où il plaît à son cœur, pose sa couronne de comte ou de duc sur le front où ses lèvres ont eu le plus de bonheur à s’appuyer. Il y a des instans où je voudrais que mon choix fût connu de tous. Je mettrais volontiers, comme les raffinés du XVIe siècle, son gant à mon chapeau. Je vous vois rire. Elle a donc des gants ? me direz-vous. Oui, elle en met le dimanche quand elle vient me voir dans une petite toilette de sa façon que je trouve adorable. Et comment donc est sa main ? Ah ! sa main, ce serait tout un chapitre. Avez-vous jamais remarqué avec une extrême attention la main de la Vierge appelée la belle Jardinière ? Quoique divine, elle est un peu grosse, je vous le jure. C’est une main qui ne doit pas à l’oisiveté cette sorte de pâleur élégante, et, si l’on peut parler ainsi, de touchante étisie que j’ai adorée du reste, je l’avoue. Elle est fraîche et remplie d’un sang pur que l’on voit couler sous son tissu transparent. Ainsi est la main de Lucile. Que de fois ma bouche a pressé ces doigts roses, qui m’ont ouvert la porte d’un monde nouveau ! Quand je lui fais ces sortes de caresses avec une onction romanesque dont vous ririez bien, j’en suis sûr, mon attendrissement la gagne, et je sais alors pourquoi elle m’aime.

« Les femmes sont faites pour l’amour, on l’a répété cent fois ; elles le flairent comme certains vaillans chevaux que j’ai connus flairaient la poudre, — et c’est ce qu’elles rencontrent le moins souvent, surtout dans la classe de Lucile, car je n’ai pas encore assez rompu avec les pensées qui ont si longtemps gouverné ma vie pour croire à l’amour rustique. L’amour sera toujours un jeune patricien, partisan, il est vrai, des nouveautés et des turbulences, troublant tout dans le conseil des dieux, mais le plus grand seigneur de l’Olympe, le plus orné, le plus paré, le plus porté aux délicatesses suprêmes et aux recherches exquises. C’est ainsi que le rêvent toutes les femmes, et il s’agit de donner raison à leurs songes. Aussi, loin de dépouiller ma nature, j’ai plutôt pris avec ma Lucile le parti de’ l’exagérer un peu. Des choses qui vous paraîtraient d’un goût fort équivoque peuvent être risquées auprès d’elle sans danger. Qu’elle voie dans tout leur éclat les couleurs dont elle est éprise, plus tard je lui en montrerai les nuances.

« Et Vous voulez que ces passions où des deux côtés tant de sentimens sont enjeu ne soient pas les plus puissantes de toutes ? Hélas !