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par ses tableaux de la Forêt-Noire, il donnait à l’Allemagne le goût de la simplicité et de la franchise ; entré aujourd’hui dans une nouvelle phase, il peut ramener le roman dans les grandes voies de l’observation que lui avait ouvertes l’auteur de Wilhelm Meister.

Il y a une chose très digne de remarque dans la littérature allemande de nos jours : la plupart de ses représentans sont fidèles aux principes de Boileau, qui ne sépare pas le mérite de l’homme du mérite de l’écrivain, ni le bien vivre du bien parler. On sait qu’ailleurs et, dit-on, fort près de nous, ces préceptes de l’Art poétique passent pour des vieilleries ridicules ; nous avons changé tout cela, et les écrivains d’imagination s’accordent volontiers maintes dispenses. C’est une théorie si commode de voir dans le désordre un symptôme de génie. Dans la société littéraire de l’Allemagne, il n’y a pas de cour des miracles ; les aventuriers, les bohémiens n’y ont pas de rôle possible. Poètes et romanciers croient à la gravité de leur mission, et plus les générations nouvelles sont aujourd’hui occupées d’industrie et de finance, plus aussi les hommes qui représentent les intérêts de la pensée se croient tenus de se respecter eux-mêmes pour faire respecter leur œuvre. C’est dans le poétique asile du foyer, au milieu des joies de la famille, qu’ils écrivent leurs poèmes et leurs romans. De là ce parfum d’honnêteté qu’on respire avec bonheur même dans des ouvrages d’une valeur secondaire, de là aussi cette école de moralistes, d’instituteurs populaires, qui soumettent toujours l’imagination à la loi du devoir et qui combattent l’influence d’une littérature énervante. Est-ce une raison pour que leur invention languisse ? Je ne le pense pas. Le meilleur moyen de défendre la littérature sérieuse, c’est de montrer qu’elle n’a rien à envier à la littérature du désordre. Les plus grandes hardiesses de l’esprit peuvent se concilier avec l’existence la plus simple et la plus régulière. Ce ne sont pas les dissipations folles qui font le talent : c’est l’âme, la méditation, la sensibilité du cœur, surtout ce don merveilleux de s’identifier avec ses semblables et de vivre de leur vie pour la reproduire en traits brûlans. Que M. Berthold Auerbach ait donc le courage d’oser, et il prendra définitivement le rang qui lui appartient. Il a lui-même l’instinct de ce qui lui manque quand il s’écrie gaiement dans la préface de l’Écrin du Compère : « Sans doute on cherchera vainement dans ce livre maintes choses qui devraient s’y trouver ; mais il faut bien que la vie ait un but, et si chaque homme a du temps devant soi, c’est afin de se compléter peu à peu pour le bien de la patrie et de l’humanité. » N’est-ce là qu’une vaine apologie ? Toute parole est sérieuse sur les lèvres d’un tel moraliste : l’apologie de M. Berthold Auerbach est une promesse, et je l’enregistre avec joie.

Saint-René Taillandier.