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d’égalité est tout ce qu’on trouve de consistant en lui du commencement à la fin de sa carrière ; c’est là l’opinion de son cœur, et, si je puis m’exprimer ainsi, de ses entrailles. Ses autres opinions, son libéralisme, son républicanisme, qui sont les opinions de son esprit, fléchissent légèrement suivant les circonstances et la volonté du maître que reconnaît toujours Béranger, — le public. Ah ! Béranger a bien une âme de poète, une âme passive, obéissante. Si l’on trouve des poètes qui avouent que la nature n’existe que pour être mise en sonnets, Béranger, dans ses heures de misanthropie et quand il pense que le monde est assez vieux, avouerait volontiers que la politique n’est guère bonne après tout qu’à faire des chansons. Si je n’étais convaincu depuis longtemps que le libéralisme est non-seulement une opinion, mais une forme de l’âme, un mode de la nature que nous portons en naissant, le rôle de Béranger suffirait pour m’en convaincre. Ce singulier républicain n’a du libéral que la cocarde ; il se soumet, sans se faire prier, aux sentimens des multitudes, et ne songe jamais à réagir contre elles, soit pour les éclairer, soit pour les combattre. Quand il sent qu’il devrait parler, il préfère se taire ou railler à demi-voix, et je ne suis pas sûr que, dans sa vie, il n’ait souvent parlé lorsque sa conscience lui disait de se taire. Il n’a en un mot aucune haute liberté d’esprit, aucune force de résistance contre l’opinion, aucune initiative politique : je le répète, il suit les multitudes, il ne les précède pas. Un seul jour il les a précédées, et ce jour a suffi pour lui conquérir la plus grande popularité de ce siècle. N’importe, malgré la docilité trop grande de son esprit et la prudence trop craintive de sa muse amoureuse de popularité, ce fut souvent un poète et quelquefois un citoyen. Son nom perdra de son importance dans notre littérature, mais il restera attaché à l’histoire du XIXe siècle, car, sans cet instrument docile des passions populaires, l’histoire de ce siècle aurait été, il est permis de le croire, un peu différente de ce qu’elle est.


EMILE MONTEGUT.