Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/661

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

poètes ont eu pour chanter Napoléon des chants plus altiers ou plus pompeux ; aucun n’en a eu d’aussi simples, d’aussi humains, d’aussi profondément naïfs. Ce n’est pas tout à fait le Napoléon de l’histoire, mais c’est bien le Napoléon que l’imagination populaire a aimé à se représenter.

Cependant cette figure de Napoléon est tyrannique, et quand elle s’est une fois emparée de l’imagination d’un poète, elle ne la quitte plus. Avec les années, le souvenir de l’empereur grandissait davantage dans l’esprit de Béranger. Ses Dernières Chansons en font foi. Ce qui est étrange, c’est qu’à force d’y rêver il a fait subir une métamorphose singulière à sa pensée. Le Napoléon primitif s’est altéré ; dans les chants de son âge mûr, Béranger nous avait donné un Napoléon populaire et humain ; dans les chants de sa vieillesse, nous avons un demi-dieu. L’apothéose a commencé sérieusement, et le bonhomme introduit l’empereur dans l’Olympe, péniblement, il est vrai, et en se traînant beaucoup. On dirait qu’il a oublié cette opinion si nette, si radicale, si tranchée, qu’il avait exprimée sur l’empereur dans les chants de la restauration. De même qu’autrefois il absorbait l’empereur dans la France, maintenant il absorbe la France dans l’empereur. Le secret de cette transformation n’est peut-être pas si difficile à trouver qu’on pourrait le supposer ; Béranger, comme tous les hommes qui ont l’esprit plus ferme que vif, et qui n’ont qu’un certain nombre d’idées, éprouvait le besoin de s’assimiler celles qu’il ne possédait pas. Cet effort lui a quelquefois réussi ; sa tentative pour s’assimiler les idées socialistes nous a valu quelques-unes de ses plus touchantes chansons, Jeanne la Rousse et le Vieux Vagabond. Depuis les Souvenirs du peuple, d’autres poètes avaient paru, qui avaient vu Napoléon sous un tout autre aspect que Béranger : Edgar Quinet, Henri Heine, Mickiewicz. Il me semble retrouver dans ces dernières et très bizarres chansons la trace de ses lectures. Il a lu le Napoléon de Quinet, et il fait une Ballade de la Bohémienne ; il a lu le Tambour Legrand, et il lui prend envie de paraphraser le fameux cantique napoléonien d’Heine : Et Sainte-Hélène sera le saint sépulcre, etc. Comme Heine et Mickiewicz, il n’est pas éloigné de voir un messie dans l’empereur :

Dieu, disait-on, dans ce héros, vrai sage,
Au vieux monde croulant donne un messie armé.

Je crois donc qu’il ne faut pas attacher grande importance à cette transformation du type de l’empereur, et qu’elle indique plutôt une certaine inquiétude littéraire qu’un changement véritable d’opinions. Toutefois elle est singulière, et il est au moins curieux de