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poléon dictateur temporaire[1]. Même sous la restauration, et lorsqu’il opposa à la monarchie le souvenir du grand capitaine, il s’appliqua toujours autant que possible à confondre la personne de l’empereur avec l’idée de patrie. En cela, il se sépare des libéraux napoléoniens qui prirent ostensiblement pour drapeau le nom de l’empereur. Rien d’ailleurs n’explique mieux la manière dont Béranger comprenait la personne de Napoléon que les chants qu’il lui a consacrés. Béranger n’a pas fait, comme d’autres, l’épopée impériale : il a fait la légende populaire de Napoléon. Le héros, le dieu, le personnage épique, n’apparaissent jamais dans ces chants, où figure seul le représentant de la démocratie armée. La statue historique est descendue de son piédestal ; au lieu du classique émule des Alexandre et des César, on n’a plus devant les yeux qu’un capitaine populaire. Le voilà qui passe, non enveloppé de la pourpre impériale et le front ceint de la couronne des rois, mais vêtu du costume historique et coiffé du petit chapeau. Il a des allures familières ; on l’aborde, il parle, il soupire. Ce n’est pas un dieu, c’est un des nôtres. Autour de ce Napoléon réduit à des proportions humaines, le poète a groupé tout un état-major démocratique. Ce ne sont pas ses brillans maréchaux qui lui font cortège, ni les empereurs ses alliés ; ce sont les plus obscurs personnages de son empire et de son armée, la pauvre paysanne qui le reçut dans sa chaumière à la veille de la déroute finale et l’entendit pousser un si profond soupir, le vieux sergent revenu des longues guerres, le paysan qui tire de sa cachette pour le baiser pieusement le drapeau prohibé, le prisonnier de guerre qui salua la côte de Sainte-Hélène le jour où il rendit le dernier soupir. Cette succession de pièces, dont l’admirable inspiration des Souvenirs du Peuple forme comme le centre, peut s’appeler à juste titre la légende démocratique de Napoléon. Si c’est encore un roi, c’est bien le roi du peuple et de l’égalité. D’autres

  1. Cependant, pour rester dans le vrai et bien marquer toutes les nuances de cette physionomie si simple en apparence et si complexe en réalité, je ne sais jusqu’à quel point il serait juste de dire qu’il fut hostile à l’empire. Il y a une grande différence entre la neutralité et l’hostilité. Je crois que le sentiment véritable de Béranger à l’endroit de l’empire était la neutralité. Le Roi d’Yvetot, satire aimable, piqûre à fleur de peau, ne peut être donné comme l’expression d’une bien grande hostilité ni comme le cri des cruelles souffrances qu’éprouvait alors la France. Béranger ne fut pas hostile, il est vrai, à la première restauration ; mais dans la préface de son recueil de 1833 il nous a naïvement livré son secret : « Il lui sembla que le peuple n’était pas si hostile à ces maîtres qu’on venait d’exhumer pour lui. » Il craignit de se mettre en opposition avec le sentiment populaire, qu’il se fait gloire d’avoir toujours fidèlement suivi et écouté avant de chanter. Il refoula donc ses véritables sentimens ; s’il les eût écoutés, il est probable qu’il aurait été aussi hostile à la première restauration qu’à la seconde. Je n’en veux pour preuve que quelques couplets rimes en obéissance au sentiment public de 1814, et qui sont d’un froid de glace. Les cent-jours et la seconde invasion le délivrèrent bientôt de cette contrainte.