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calculs hypocrites, par lesquels un lâche essaie de se tromper lui-même. Appliquez cette étude à des sujets plus complexes, plus élevés, vous aurez la peinture d’un type, l’image de la lâcheté morale. J’aimerais mieux sans doute que M. Auerbach fit cette application lui-même, et n’en laissât pas le soin au lecteur. Il me semble, et je reviendrai sur ce point, qu’il a suffisamment prouvé sa témérité et son adresse en traitant des sujets légèrement vulgaires pour en tirer des effets scientifiques. Il a réussi en Allemagne par ce hardi mélange de simplicité et de force ; malgré ce succès, l’épreuve est dangereuse et ne doit pas être souvent répétée. S’il est bien de parler clairement et simplement quand on enseigne, il faut prendre garde que la clarté ne dégénère en lieux-communs, et la simplicité en enfantillage.

Il y a parfois dans ces naïves histoires des pensées d’une amertume poignante. Un matin le compère est entré à l’auberge avec son cousin André, et tandis qu’ils devisent tous les deux, arrive un marchand d’images qui doit quelque argent à l’aubergiste, et va le payer avec sa marchandise. Le ballot est ouvert, les images s’étalent sur la table ; laquelle choisir ? « Je prendrais volontiers, dit l’aubergiste, une ou deux figures de saints. — Tu as raison, dit le cousin André, pourvu que cela te serve à quelque chose. J’en ai connu de ces gens qui avaient de saintes images, et les plus saintes du monde, accrochées aux murs de leur chambre. Les saints les regardaient tout le jour avec leurs yeux si doux, si pieux !… Cela ne les empêchait pas de jurer, de s’emporter et de mentir comme à l’ordinaire. — Combien coûte ce portrait de Napoléon ? dit l’aubergiste. — Ne prends pas cela, dit vivement le cousin André. Pourquoi un Napoléon dans la chambre d’un Allemand ? Le rouge me monte au front lorsque j’entre dans une salle et que j’y vois cette image. — Cousin André, dit le compère, tu es un peu vif ce matin. — Le marchand était tout décontenancé. — Voici, dit-il, quelque chose qui vous conviendra : c’est l’image de l’Allemand Michel tiraillé par tous les souverains. — Que le bourreau t’emporte ! s’écrie André furieux ; afficher dans sa propre chambre le symbole de sa honte ! J’ai des larmes de colère dans les yeux lorsque je vois de pareilles choses. Chacun s’imagine que ce n’est pas lui, lui-même, en personne, qui est ici livré à la risée ; eh ! qui est-ce donc, malheureux ? Viens, compère, tout cela m’irrite, allons-nous-en. — Nous partîmes (c’est le compère qui parle), et tandis que l’aubergiste achetait un portrait de Napoléon, nous cherchâmes longtemps sans trop de succès quelle image on pouvait suspendre au mur dans la maison d’un Allemand. »

Le compère a écrit cette page dans un accès d’humeur noire, un jour qu’il pensait à la politique des cabinets allemands et à l’incertitude du peuple. « Hélas ! — un critique distingué, M. Julien