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cette tactique qui consistait à se faire le plus possible humble et petit, peuvent très bien s’expliquer ainsi. Les circonstances, habilement aidées par un esprit adroit, lui avaient donné la popularité, et Béranger avait pour cette popularité un amour qu’on lui a reproché, et qui nous semble à nous très légitime ; mais il ne s’abusait pas sur les causes de cette faveur, il savait qu’il la devait aux circonstances. Ce que certaines circonstances lui avaient donné, d’autres circonstances pouvaient le lui enlever, s’il les affrontait. Prudemment donc il mit un clou à la roue de la Fortune, et lui défendit de tourner plus longtemps pour lui. Au moment où sa popularité était la plus grande, une nouvelle école poétique s’élevait, dont les succès ne devaient rien aux circonstances. Le mouvement romantique, si audacieux, si irrévérencieux envers les classiques et les célébrités littéraires de la précédente génération, semble avoir effrayé Béranger. Il demande grâce pour les classiques, rime en forme de couplet un plaidoyer en l’honneur de Delille, souhaite bonne chance aux nouveau-venus et prend sa retraite. La renommée que la restauration lui avait donnée pouvait d’autre part s’évanouir avec elle ; il eût été singulier de voir la muse de Béranger s’en aller en exil en même temps que le vieux Charles X. C’était donc trop s’exposer que de persister à occuper le public de son nom ; Béranger céda à la crainte très naturelle et parfaitement légitime de se survivre à lui-même. Il voulut mourir, et il est mort, grâce à cette clairvoyance, avec toute sa renommée.

Il est donc permis de croire que Béranger ne s’abusait pas sur lui-même. C’est à cette clairvoyance qu’il faut encore attribuer un sentiment qui honore singulièrement l’homme, et auquel le poète a dû ses derniers et peut-être ses plus vrais succès. Nous l’avons dit, Béranger était modeste ; il n’avait pas pour le public ce mépris affecté et cette arrogance byronienne que de notre temps se sont permis et se permettent tant de gens. Le public lui avait donné la renommée, Béranger en fut reconnaissant. Il crut que cette faveur lui imposait des devoirs envers le public. Aussi, à chaque pas de sa carrière, nouvel essai, nouvelle tentative. On l’avait félicité de sa bonne humeur : il essaie, pour employer son expression, d’attendrir les sons de son luth joyeux. On le surnomme, à tort ou à raison, l’Horace français : il prend au sérieux l’éloge et s’applique à le mériter par des chants où il exprime une philosophie indulgente et un bienveillant optimisme. On lui dit qu’il s’est élevé jusqu’à l’ode : alors il fait effort pour atteindre ces hauteurs où vivent les sentimens héroïques, et il rencontre l’inspiration des Souvenirs du Peuple et du Chant du Cosaque. Et lorsque sa gloire est consacrée, il ne s’arrête pas davantage ; il ne la croit pas encore assez méritée. Il