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muse qui sautille, volette, et ne perd jamais la terre de vue, à l’essor de la muse de Lamartine, lorsque cette reine incontestée des domaines de l’espace nage avec une si puissante indolence et d’un mouvement si majestueux à travers les flots de l’éther ? Et maintenant, les deux grands poètes en prose qui s’honoraient de l’amitié du chansonnier avaient-ils reçu des dons inférieurs à Béranger ? Hélas ! le Jour des Morts du chansonnier, Mirliton, mirlitaine, fait un bien désagréable contraste avec cet hymne en prose que Lamennais consacre au peuple des morts ; ces aimables gaietés de vieillard qui se console de la jeunesse perdue en regardant danser les grisettes paraissent fades à côté des soliloques amers où l’âme du vieux prêtre raconte ses désenchantemens et la solitude glacée où elle vit : « Laissez pleurer ceux qui n’ont pas de printemps ! » Et toute sa verve gauloise tant célébrée, ses refrains de bon vivant, sa philosophie du caveau, ses peintures du plaisir, font une triste figure devant l’épicuréisme mélancolique et la corruption savante du chantre de René.

Cette disproportion qui existait entre le personnage et le poète, Béranger l’a sentie, je crois, et profondément. Avec son bon sens fin et judicieux, il est impossible qu’il ne se soit pas rendu compte de ses défauts, et qu’il ne se soit pas constitué son propre critique. De plus, il était modeste réellement, et les fumées de l’orgueil n’ont pu obscurcir sa vue, si nette et si perçante, au point de lui faire croire qu’il possédait un génie égal à sa renommée. À plusieurs reprises, dans ses vives préfaces et dans les lambeaux de conversation qui ont été recueillis[1], il exprime la crainte que sa réputation aille en déclinant, et attribue aux circonstances une grande part de son succès. Modestie affectée, diront quelques-uns, nouvelle ruse du bonhomme, manière ingénieuse de provoquer les protestations enthousiastes et de se faire jeter de nouvelles couronnes ! Je crois au contraire que les aveux de Béranger étaient sincères, et que les craintes qu’il exprimait l’avaient sérieusement préoccupé. Pourquoi cela ne serait-il pas ? Cette inquiétude n’a rien que de très noble, et elle est faite pour ajouter au respect mérité qui s’attache au nom de Béranger. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que c’est cette connaissance très précise de la disproportion qui existait entre son génie et sa renommée qui a dirigé sa vie depuis le moment où il est devenu un homme illustre, et qui lui a donné cette règle de conduite qu’il a suivie inflexiblement jusqu’à sa mort. Sa vie modeste, sa retraite volontaire, ses refus obstinés des honneurs et des récompensés dus à son talent, ces ménagemens : envers l’opinion et

  1. Voyez le livre plein de curieuses révélations sur Béranger qu’a publié récemment M. Savinien Lapointe.