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de son adversaire semble se désarmer volontairement, et celui qui s’avoue ses défauts est déjà à demi vaincu. Cet amour aveugle de la vérité, cette persuasion chimérique, mais noble, que cette mystérieuse et libre souveraine a consenti à se remettre prisonnière entre nos mains, est la raison d’être des partis, l’excuse de leurs emportemens, la justification de leurs excès. Les exagérations de l’esprit de parti sont donc fort naturelles et fort légitimes, et la mort même des adversaires ne les diminue pas toujours. Le mort n’a pas emporté avec lui les doctrines qu’il représentait : son influence lui survit et continue son œuvre ; il nous laisse donc en partant les mêmes motifs d’admiration et d’emportement exagéré. Les alliés avec lesquels il a combattu, et qu’il a aidés à triompher, les adversaires qu’il a vaincus ou flétris existent toujours : n’est-ce pas comme s’il était encore vivant ? Et celui qui s’attribue les fonctions de juge, si désintéressé qu’on le suppose, n’a-t-il pas plus ou moins pris part aux mêmes combats, n’a-t-il pas partagé les mêmes passions, subi les mêmes mécomptes ? S’il est vrai que nous devions aux morts un jugement équitable, combien il nous sera difficile de le leur accorder ! Essayons cependant.

Il y a deux hommes dans Béranger : un poète et un homme de parti. L’homme de parti est un personnage très important ; il a tenu une grande place dans l’histoire contemporaine. Ce bon homme avisé, au regard fin et obstiné, qui sortait sans carrosse, que nous avons tous rencontré, vêtu à l’antique mode, sur nos promenades et au coin de nos rues, a exercé sur le monde une autre influence que celle qu’exercent et qu’exerceront tant de gens affairés et importuns qui vont et viennent, ennuyant le public du tapage et du clinquant de leurs chétives personnes. Qu’y faire ? l’esprit souffle où il veut, et la puissance véritable va loger où il lui plaît, quelquefois même plus mal qu’elle n’était logée dans le petit asile de Béranger. L’esprit qui mène le monde a en effet de fort singulières idées ; pour accomplir son œuvre, on croirait qu’il va s’adresser à ceux qui sont ostensiblement riches et puissans, brillans de santé et de force, entourés d’éclat et de renom, ou même honorés pour leurs vertus. Pas du tout, il s’en va choisir quelque moine visionnaire, quelque paralytique toujours prêt à rendre le dernier souffle, quelque libertin entreprenant ou quelque misanthrope excentrique. Cette fois il avait fait choix d’un chansonnier. L’élu de l’esprit a rempli en conscience le rôle dont il était chargé. Ce chansonnier a donc fait beaucoup de choses, très grandes disent les uns, très désastreuses disent les autres. Plus que personne, il a effacé de la mémoire de la France le souvenir de l’antique race de ses rois ; plus que personne, il a contribué à chasser du sol national les derniers représentans de la mo-