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cet honneur, sa prose est la prose des écrivains médiocres de son temps, elle est habituellement lourde, incolore et enchevêtrée, sauf quelques éclairs de finesse et d’originalité qu’elle doit plutôt à l’agrément de certains tours du langage usuel de l’époque qu’au talent de l’auteur.


V

Dès la fin du XVIe siècle, le goût du vieux genre chevaleresque, restauré et en même temps altéré par l’Amadis, commençait à passer de mode ; mais, quoique ce genre fût discrédité, rien ne le remplaçait encore dans la faveur publique, lorsque parut en 1609 le premier volume de l’Astrée. Le second volume suivit de près. L’immense succès de ces deux volumes rendit l’auteur plus lent à composer les autres ; le troisième ne parut qu’en 1619, et d’Urfé était mort en 1625, laissant le manuscrit du quatrième, qui fut publié en 1627, avec le plan du cinquième, qui fut rédigé et publié dans cette même année 1627 par son secrétaire et son ami Balthazar Baro[1].

C’était peut-être la première fois, dans notre histoire littéraire, qu’un ouvrage d’imagination aussi étendu que l’Astrée, où se remarque, comme on le verra plus loin, une assez forte dose d’érudition au moins relative, sortait de la plume, non d’un clerc ou d’un lettré de profession, mais d’un grand seigneur dont la jeunesse s’était écoulée au milieu des agitations de la guerre civile. L’éducation et les goûts d’Honoré d’Urfé témoignent du changement intellectuel opéré parmi les hautes classes de la société par la renaissance, changement qui se manifeste surtout dans la seconde moitié du XVIe siècle. Des écrivains superficiels prennent souvent à la lettre une boutade que Saint-Évremond, sous la régence d’Anne d’Autriche,

  1. La date exacte de la publication des deux premiers volumes de l’Astrée est assez difficile à déterminer avec certitude, et il y a sur ce point diversité d’opinions parmi les bibliographes. Les uns, comme Lenglet-Dufresnoy, se fondant sans doute sur ce fait que le plus ancien exemplaire du premier volume de l’Astrée que possède la Bibliothèque impériale porte la date de 1612, ont adopté cette date ; mais il suffit d’ouvrir ce premier volume pour reconnaître qu’il doit y avoir une édition antérieure à 1612, puisque l’ouvrage est dédié par l’auteur à Henri IV et à Henri IV vivant. Or tout le monde sait que le Béarnais fut assassiné en mai 1610. La plupart des bibliographes placent en conséquence la date de la publication du premier volume de l’Astrée à cette même année 1610 ; mais il y a dans les Mémoires de Bassompierre un passage où l’auteur raconte à la date de 1609 que Henri IV, ne pouvant dormir, tourmenté à la fois par son amour pour Mlle de Montmorency et par la goutte, se faisait lire la nuit par Bassompierre, Bellegarde et Grammont, qui se relayaient pour cela, le livre d’Astrée, qui lors étoit en vogue. On ne peut guère admettre que Bassompierre se trompe d’une année, car il a soin de spécifier que ces lectures de l’Astrée faites à Henri IV précédèrent le mariage de Mlle de Montmorency avec le prince de Condé. Or ce mariage eut lieu en 1609. Cette date nous parait donc la plus probable, et ce qui la rend encore plus probable, c’est que l’auteur d’un récent travail sur d’Urfé, M. Bonafous, nous affirme qu’il existe à la bibliothèque publique de Marseille un exemplaire du second volume de l’Astrée imprimé en 1610. Or il est manifeste, d’après la lettre de l’auteur à Céladon qui sert de préface à ce second volume, qu’il a été publié lorsque le premier avait fait connaître à l’Europe le nom de Céladon. Nous sommes donc porté à conclure de tout cela que le premier volume de l’Astrée parut en 1609 et le second en 1610. Quant à la date du troisième, 1619, nous l’empruntons à un ouvrage très détaillé et très consciencieux publié sur la famille d’Urfé par M. Bernard (de Montbrison), en faisant remarquer toutefois que l’édition de ce troisième volume citée par M. Bernard comme imprimée en juin 1619 pourrait bien ne pas être la première, car il y a dans les Mémoires du duc de La Force (t. II, p. 456) une lettre adressée au duc par sa belle-fille en date du 19 décembre 1617, dans laquelle elle lui recommande de lui apporter la troisième partie (c’est-à-dire le troisième volume) de l’Astrée, si cette troisième partie est imprimée comme on lui a assuré. À la vérité, elle pouvait ne pas être imprimée encore, mais il parait au premier abord peu vraisemblable qu’elle n’ait été imprimée que dix-huit mois après qu’on avait assuré à la marquise de La Force qu’elle l’était.