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par divers écrivains français, de manière à former successivement un ensemble de vingt-quatre volumes, devient la lecture favorite de la ville et de la cour, des jeunes gens, des femmes et des vieillards.

Nous ne discuterons pas ici l’origine des Amadis. Suivant le traducteur des premiers volumes, Nicolas d’Herberay, cette origine est française ; ce dernier prétend avoir vu un vieux manuscrit en langage picard, dont l’auteur espagnol aurait tiré le fond de son roman ; suivant Daunou, l’origine des Amadis est italienne ; suivant d’autres, elle est portugaise. N’ayant point lu l’ouvrage en espagnol, nous n’examinerons pas non plus quels changemens les traducteurs français ont fait subir à l’original, publié à Séville au commencement du XVIe siècle. D’Herberay avoue que pour sa part il a ajouté ou retranché à volonté. Les autres traducteurs se sont mis encore plus à l’aise, et enfin une grande partie des livres d’Amadis est tout à fait l’œuvre des continuateurs français et n’existe point en espagnol. Nous prenons donc cet ouvrage dans son ensemble comme un roman arrangé à la française et destiné à nous donner une idée des goûts du public français au XVIe siècle. On ne peut douter qu’il ne représente ces goûts parfaitement, puisqu’il a joui d’une telle vogue, que, dans un écrit sur lequel nous reviendrons tout à l’heure, La Noue, l’austère capitaine calviniste, nous apprend qu’il fut un temps où si quelqu’un eût voulu blâmer les livres d’Amadis, on lui eût craché au visage.

Par quels points donc cet ouvrage, qui, pour le fond des aventures, n’est qu’un mélange de toutes les données fabuleuses et fantastiques des anciens romans, tient-il au XVIe siècle et a-t-il pu exercer une attraction si vive sur les hommes de cette époque ? L’Amadis se rattache de plusieurs manières au temps où il a paru.

Il s’y rattache d’abord par l’exagération même d’un ancien idéal romanesque dont la juste mesure est perdue, et ensuite par l’altération notable que fait subir à cet ancien idéal sa combinaison avec quelques élémens contemporains. Amadis est un pourfendeur auprès duquel pâlissent les Roland, les Olivier, les Ogier, les Lancelot, les Tristan. « Il attaque à lui seul des armées entières, renversant, dit d’Herberay, tout ce qu’il rencontre, tuant l’un, desmembrant ou eschignant l’autre, tellement que tous lui faisoient voie. » En même temps qu’il dépasse en vaillance tous les paladins de l’ancienne chevalerie, il les dépasse bien davantage encore en sensibilité, il pleure avec une facilité effrayante. J’estime, dit son honnête écuyer Gandalin, j’estime, vu l’abondance de ses larmes, que son pauvre cœur soit déjà lambiqué et distillé par les yeux. Amadis lui-même, s’expliquant sur cet excès de larmes en un jargon qui dépasse celui des précieuses, dit à sa bien-aimée la belle Oriane : « Les larmes dont vous