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encore, car le respect dont je parle, c’est l’amour que nous ressentons pour une personne placée plus haut que nous, et cependant si rapprochée de nous par sa bonté, que nous ne craignons pas de nous livrer familièrement à elle. Plût au ciel qu’on eût souvent dans la vie l’occasion d’éprouver cet affectueux respect !… Il y a bien des hommes dans l’histoire dont nous admirons les actions, nous sommes émerveillés de la plénitude de leur puissance ; mais notre estime, notre amour, notre respect, nous ne pouvons les donner qu’à ceux dont les actions nous révèlent une haute pensée morale soutenue par une volonté forte. Le souvenir de ces hommes chez lesquels la grandeur de la race humaine s’est manifestée sous une forme vivante est le meilleur héritage que nous ait légué le passé. Il y a de ces noms fixés à la voûte des cieux aussi solidement, aussi éternellement que les planètes, et sur la terre comme en pleine mer, lorsqu’on ne sait plus dans quelle contrée l’on est, on trouve sa route en contemplant ces étoiles.

« Vous direz peut-être : Est-ce une raison pour te découvrir devant sa statue ? Ne peux-tu lui témoigner ton respect au fond de ta pensée ? Je ne discuterai pas sur ce sujet ; mais supprimez de la vie et de la religion, — qui n’est que la forme sacrée de la vie, — supprimez, dis-je, de la vie et de la religion toutes les habitudes, toutes les manifestations extérieures : que restera-t-il ? Je ne sais quoi de désert, d’aride, d’incohérent, une confusion des langues comme à Babel, et personne ne comprendra plus ni les paroles, ni même les signes de son frère. Mille et mille fois, je le sais bien, on obéit à un usage sans songer à la pensée qu’il exprime ; mais aussi, quand on connaît la portée de cet usage, il semble, chaque fois qu’on s’y conforme, qu’une sorte de bénédiction vous inonde ; on éprouve un sentiment de satisfaction intérieure, de bien-être moral, alors même qu’on ne se rend pas un compte très clair de ce sentiment. Aussi voudrais-je qu’on habituât tous les enfans qui traversent cette place à donner une marque de respect à l’image de l’empereur Joseph, car les bonnes habitudes suppléent souvent aux bons principes, ou plutôt elles transforment ces principes en instincts, et peu à peu, par l’attention et la méditation, elles éveillent au fond des cœurs les sentimens d’où elles sont nées.

« — Mais ne places-tu pas trop haut l’empereur Joseph ? demanda l’un des auditeurs.

« — Pas du tout. Mon empereur Joseph était un homme aux bonnes pensées, aux sentimens purs ; ce n’était pas seulement un brave homme, c’était un homme loyal.

« — Quelle différence fais-tu donc entre un brave homme et un homme loyal ?

« — Le brave homme est celui qui remplit régulièrement, consciencieusement, selon l’ordre établi, le devoir qui lui est imposé ; l’homme loyal est celui qui fait plus que la loi, qui s’impose de nouveaux devoirs, qui, au-delà de la règle établie, crée une règle nouvelle ; je le répète, l’homme loyal agrandit la loi[1]. L’empereur Joseph était un homme loyal dans la plus complète acception du mot ; c’est là le meilleur éloge qu’on puisse faire de lui, c’est même un éloge qui doit compter double, si l’on songe à tous les préjugés, à

  1. Il y a ici une allusion étymologique dont le sens disparaît dans une traduction française. Le mot rechtschaffen, en français loyal, est composé de deux termes qui signifient créer le droit.