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fils d’un bourgeois, et qui étoit damp-abbé d’une abbaye bonne et riche ; il étoit fort et habile pour lutter, saillir, jeter barres, pierres, à la paume jouer. » Tel est le héros à qui une dame, que La Sale nous présente comme une princesse de sang royal[1], sacrifie le noble et charmant Saintré. Non contente de le sacrifier, elle l’outrage ; elle le force, par ses railleries, à accepter avec ce moine une lutte de crocheteur dans laquelle il est vaincu : autre altération notable de l’ancien type du héros chevaleresque dont la force physique, toujours prodigieuse, était égale à son adresse, tandis que Saintré nous apparaît avec des formes plus élégantes que robustes. Cette partie du roman de La Sale lui donnerait presque la tournure d’un fabliau satirique dirigé contre la chevalerie, si le caractère tragique des dernières scènes ne lui rendait sa physionomie sérieuse. Saintré en effet, après avoir subi l’affront de se voir renversé par ce moine impudent, le force à son tour à revêtir une armure, à combattre contre lui en chevalier, la dague et la hache à la main, et il le punit de son insolence. Toutefois, à l’occasion de ce dénoûment, Tressan a encore induit en erreur plusieurs critiques qui n’avaient pas lu l’original : dans sa version du Saintré, il déclare qu’il a modifié le dénoûment comme trop féroce, et il laisse croire, on ne sait pourquoi, que dans le texte primitif le chevalier outragé tue à la fois son rival heureux et sa maîtresse infidèle. Aussi Marie-Joseph Chénier, partant de l’assertion de Tressan, nous dit que Damp-Abbé et la dame périssent tous deux, et nous fait remarquer que ce châtiment était bien rigoureux sans doute, mais que pourtant il ne choqua point nos ancêtres, tant ils méprisaient la déloyauté en amour comme en tout le reste[2]. L’affirmation de Tressan étant complètement erronée, c’est une conséquence toute différente qu’il faut tirer du véritable dénoûment. Dans le texte de La Sale, Saintré ne tue personne : au moment où, après avoir à son tour terrassé Damp-Abbé, il lève sa hache pour le frapper d’un coup mortel, le romancier lui fait revenir à l’esprit tous les passages de l’Écriture qui défendent le meurtre ; il jette alors sa hache, et de sa dague il se contente de percer la langue du moine brutal qui s’est répandu en injures contre la chevalerie. Quant à la dame des belles cousines, il a seulement la tentation de la maltraiter. « Lors la prend, dit La Sale, par le toupet de son atour, et haussa la paulme pour lui donner une couple de soufflets, mais à coup se retint, ayant mémoire des grands biens qu’elle lui avait faits, et qu’il en pourroit

  1. C’est en effet ce que veut dire La Sale quand il dit que la jeune dame veuve, à laquelle il ne donne d’ailleurs aucun nom particulier, « des belles cousines de France estoit », ce qui signifie que le roi la qualifiait de belle cousine.
  2. Discours sur les romans français.