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Saintré n’a plus à combattre des enchanteurs, des géans, des lions ou des dragons, mais, sauf une bataille contre les Sarrasins, où pour un seul homme il tue peut-être quelques ennemis de trop, on ne le voit guère figurer que dans des joutes, des passes d’armes où chacun des tenans déploie la plus grande magnificence en armures, en écharpes, en housses, en chevaux, mais où tout se borne à de légères égratignures, le roi ayant soin d’arrêter le combat aussitôt qu’il pourrait devenir meurtrier. Les luttes à mort en champ clos ont disparu, et les exercices chevaleresques ne sont déjà plus qu’une occasion pour les acteurs et les spectateurs d’étaler de brillantes parures que La Sale se complaît à décrire avec les détails les plus minutieux, en donnant à Saintré et à sa dame une égale préoccupation de toilette et de vanité. On reconnaît qu’on approche du temps où les tournois se transformeront en carrousels.

L’affaiblissement de l’idéal chevaleresque n’est pas moins sensible dans le tableau de la passion, qui fait le principal intérêt de ce roman. Il faut dire cependant que, sur la foi de la version souvent infidèle de Tressan, on a fort exagéré le caractère licencieux de l’ouvrage de La Sale. Quand il raconte les secrètes entrevues du jeune page, et plus tard du jeune chevalier, avec la dame des belles cousines, l’auteur met dans ses récits, empreints d’ailleurs d’une grâce tour à tour naïve et piquante, une assez grande réserve ; il glisse très légèrement sur les détails scabreux, et nous pouvons à la rigueur, si nous le voulons bien, supposer que la protectrice de Saintré s’arrête à la limite de l’extrême familiarité, tandis que Tressan s’attache à donner à toutes les scènes de tendresse ce tour élégamment libertin qui était dans les goûts de son temps, mais qui n’est point dans l’original qu’il prétend reproduire.

Il n’en est pas moins vrai que le thème romanesque qui fait le fond du Petit Jehan de Saintré est en opposition flagrante avec les thèmes antérieurs. Nous avons vu dans Lancelot du Lac et dans Tristan du Leonois les affections coupables n’être admises à figurer sérieusement et au premier plan dans un roman qu’à la condition de se distinguer par une constance à toute épreuve. Dans l’ouvrage de La Salé, la fidélité chevaleresque est violée de la manière la plus choquante, car ce n’est pas le héros qui est infidèle, Saintré au contraire, malgré les séductions auxquelles l’exposent l’éclat de sa renommée et la grâce de sa personne, ferme son cœur à tout autre amour que celui qu’il éprouve pour sa belle princesse. C’est celle-ci qui trahit indignement Saintré, et pour qui ? Est-ce au moins pour un chevalier brillant et valeureux comme lui ? Non, c’est pour un moine vulgaire, débauché et brutal, que le romancier nous peint ainsi : « C’étoit un grand, gros et très puissant de corps, moine,