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d’un vase doué de vertus merveilleuses dans lequel Jésus-Christ est supposé avoir bu quand il célébra la cène avec ses disciples la veille de sa passion ; néanmoins l’inspiration profane, aventureuse, amoureuse et galante forme le caractère dominant de la plupart de ces compositions, surtout dans les versions en prose. Deux des principaux romans de ce cycle, le roman de Lancelot du Lac, qui parait n’avoir jamais existé qu’en prose, et celui de Tristan du Léonais, offrent tous les signes que nous venons d’énumérer d’un idéal romanesque plus gracieux, plus tendre, mais aussi moins grandiose et moins pur. On sait encore que c’est le premier de ces deux romans que Dante a choisi pour le rendre en quelque sorte responsable de la chute de Francesca de Rimini. Dans tous les deux, la situation est plus dramatique que morale : elle porte sur les relations adultères de Lancelot et de la reine Genièvre, de Tristan et d’Yseult ; mais il faut reconnaître surtout, en faveur de l’auteur de Tristan, qu’il accumule toutes les circonstances qui peuvent excuser une affection coupable et la purifier en quelque sorte par les épreuves sans nombre qu’elle subit. Les mœurs de nos aïeux, dit élégamment à ce sujet Marie-Joseph Chénier, déplaçaient les devoirs, mais elles ne les supprimaient pas ; un choix involontaire, mais unique, remplissait l’espace de la vie : être infidèle à ce choix du cœur, voilà ce qui paraissait répréhensible. Après avoir vécu l’un pour l’autre, Tristan et Yseult meurent ensemble, et l’auteur de la version en prose que nous avons sous les yeux ajoute au récit de leur mort un dernier trait de délicatesse sentimentale qui semble annoncer déjà une période sociale assez raffinée. Il nous montre les deux tombeaux d’Yseult et de Tristan placés dans la même chapelle, « et l’on veoit, dit-il, yssir (sortir) de la tombe de Tristan une belle ronce verte et feuillue qui alloit par la chapelle, et descendoit le bout de la ronce sur la tombe d’Yseult et entroit dedans. Le roi de Cornouailles (l’indigne époux d’Yseult) la fit couper par trois fois, mais, ajoute le romancier, le lendemain était aussi belle comme elle avoit ci-devant été, et ce miracle étoit sur Tristan et sur Yseult à tout jamais advenir. »

À travers ces modifications diverses de l’idéal romanesque au moyen âge, modifications que nous n’avons voulu qu’indiquer légèrement en les rattachant à un seul sentiment, mais qu’on retrouverait aussi dans l’expression des autres sentimens du cœur humain et des principaux rapports des hommes entre eux, l’empire de la tradition populaire, quoique affaibli, subsiste toujours dans le roman. Jusqu’au XVe siècle, même après la transformation générale des narrations versifiées en narrations en prose, et malgré les altérations que subissent les types consacrés, ce sont cependant presque toujours