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personne humaine. Si l’idée que l’homme a de lui-même ne s’était pas considérablement modifiée sous l’influence combinée et croisée du christianisme et du germanisme, si la poésie épique du moyen âge ne représentait rien autre chose que ce goût du merveilleux qui distingue l’enfance de tous les peuples, elle serait morte avec le moyen âge, et n’aurait point engendré cette autre épopée prosaïque de la vie ordinaire, de la vie domestique, qui s’appelle le roman, et qui forme une des branches les plus productives et les plus vivaces de la littérature moderne.

Le jour où les Grecs et les Romains perdirent le goût du merveilleux épique, ils renoncèrent à l’épopée ; mais il ne leur vint pas à l’esprit qu’on pourrait les émouvoir en leur offrant en échange le tableau des souffrances intimes et des aventures particulières d’un bourgeois, et à plus forte raison d’un prolétaire d’Athènes ou de Rome. Pourquoi les modernes, en délaissant les fictions épiques, ne se sont-ils pas contentés, comme les anciens, des émotions ou des distractions limitées, concentrées et choisies, que leur fournissait la tragédie ou la comédie ? Pourquoi le drame même, avec toutes ses variétés, le drame, qui combine les deux élémens tragiques et comiques, ne leur a-t-il pas suffi ? D’où naît chez nous ce besoin insatiable de lire et d’écrire des récits plus ou moins imaginaires, racontant les incidens les plus minutieux de la vie humaine, fouillant dans tous les replis du cœur humain, et qui nous plaisent d’autant plus qu’ils réunissent à un plus haut degré les combinaisons arbitraires de la fiction et l’apparence de la vérité ? En admettant, comme le dit l’évêque d’Avranches, que le roman ne soit qu’un délassement à l’usage des honnêtes paresseux, pourquoi ce délassement plutôt qu’un autre, plutôt que celui des contes de fées et des légendes mythologiques ? Et comment ce délassement peut-il attirer tant de paresseux dans un siècle aussi affairé que le nôtre ? N’est-il pas évident que la popularité toujours croissante du genre romanesque tient à des causes plus sérieuses, et qu’elle se rattache au mouvement général de l’humanité, qui tend à s’intéresser de plus en plus à elle-même ? Le héros épique du moyen âge, quoique enveloppé encore des brumes de la tradition et des prismes du merveilleux, est déjà plus homme que le héros épique de l’antiquité. Il n’est point soumis au joug d’un aveugle destin, il n’est point fils des dieux ; il a le sentiment de sa liberté individuelle, il pense et il agit par lui-même. Bientôt l’esprit humain éprouve le besoin d’un idéal romanesque plus rapproché de la vérité. Les héros fantastiques et surnaturels font place à des êtres plus réels, quoique très idéalisés encore et très choisis : ce sont des rois, des princes, des barons, des chevaliers. À ceux-ci succèdent des hommes de cour du