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prose, est un récit en vers ; au lieu d’être donné comme une fiction, il est présenté et reçu comme l’expression de la vérité ; au lieu d’inventer arbitrairement des personnages, il se voue, de même que l’épopée grecque, à des familles, à des groupes de héros consacrés par la tradition populaire, dont il recommence incessamment l’histoire avec des variantes : d’un côté le cycle carlovingien, de l’autre le cycle breton ; ici Charlemagne et ses pairs, là Arthur et les chevaliers de la Table-Ronde. On ne peut pas dire pourtant que cette première forme de la fiction romanesque en France soit empruntée à l’antiquité, car la littérature ancienne est à peu près complètement inconnue de nos premiers romanciers, et lorsque les souvenirs de l’antiquité pénètrent plus tard dans le roman chevaleresque, ils y pénètrent si absolument subordonnés aux inspirations contemporaines, qu’on ne reconnaît presque plus, ni au moral, ni au physique, les personnages grecs ou romains sous l’étrange costume dont le moyen âge les affuble. Les rapports qui existent entre notre roman primitif et l’épopée ancienne tiennent donc uniquement à ce que l’épopée est la forme de narration qui apparaît la première chez tous les peuples ; mais sous cette identité générique de l’épopée grecque et de l’épopée chevaleresque percent des dissemblances radicales, qui tiennent à la différence des idées, des sentimens, des mœurs, et qui font que l’épopée chevaleresque contient en germe le roman, tandis que l’épopée grecque ne le contient pas. L’exaltation du point d’honneur, qui ne permettrait pas à un Hector du moyen âge de fuir devant un Achille, et qui impose à chacun la loyauté, même dans le combat ; l’énergique sentiment de la dignité individuelle ; la soif des aventures, non pour conquérir des toisons d’or, de belles captives ou de riches troupeaux, mais pour gagner le renom d’un preux chevalier, le cœur d’une femme, ou le salut éternel ; la prédominance de l’élément moral dans l’amour élevé à l’état de culte, rivalisant dans l’âme humaine avec la passion de la gloire et l’enthousiasme religieux : voilà les caractères généraux qui distinguent profondément l’épopée chevaleresque de l’épopée grecque. Ce sont ces caractères, plus rudes, plus élémentaires, moins nuancés, moins développés dans les premiers poèmes carlovingiens, plus travaillés déjà, plus compliqués, plus raffinés, plus amollis dans les poèmes de la Table-Ronde, qui iront en se modifiant à mesure que la société se modifiera elle-même, à mesure que l’âge de l’épopée passera, que les romans en vers seront mis en prose, et que l’imagination de chaque romancier altérera plus ou moins les types consacrés et le merveilleux traditionnel. La transformation se prononcera bien davantage encore, lorsque la littérature romanesque, échappant à l’empire de ces types consacrés et de ce merveilleux traditionnel,