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peuple ? Écoute mes plaintes ; le matin je dis : Fais que le soir arrive ! Je dis le soir : Fais que le matin reparaisse ! La douleur, la honte, la misère sont mes compagnes, et j’ai fini par les aimer. Donne-moi des larmes pour que je puisse pleurer mes infortunes, ou, si tu ne le veux pas, retire ta main qui me défend, laisse mes ennemis me frapper au cœur, laisse-moi mourir, Seigneur, laisse-moi mourir ! Je me suis enveloppé dans ma haine, permets que je sois vengé de mes persécuteurs ; lance dix fois sur leur tête les maux dont ils ont frappé la mienne ; dis au tonnerre de les faire trembler, ordonne à la foudre de les dévorer, ou bien donne-moi une épée, Seigneur, Seigneur ! donne-moi une épée, que je me baigne dans leur sang… Ou bien faut-il espérer que le temps viendra où l’amour et la loyauté se donneront la main, où la paix et l’équité s’embrasseront, où la vérité s’épanouira du sein de la terre, où la justice sourira du haut des cieux ?

« Tels étaient, ô mon fils, et ma plainte, et mon désespoir, et mon espérance. Tu es venu pour être le libérateur de l’humanité ; moi aussi, tu me délivreras. Les hommes de ta race t’ont chassé, ont attenté à ta vie ; les autres, par leurs trahisons, ont empoisonné les plus doux sentimens de ton cœur ; mais toi, tu ne connais point la haine, et en échange du mal qu’ils t’ont fait, tu leur donnes la vérité…

« La vision se pencha sur Spinoza endormi et le baisa au front une seconde fois ; c’était le baiser d’Ahasvérus mourant, d’Ahasvérus représentant des destins d’Israël qui avait crucifié Jésus-Christ. »


Ce tableau ne manque pas de grandeur ; c’est une heureuse idée d’avoir fait de Spinoza le sauveur d’Ahasvérus. Ahasvérus a frappé lâchement, cruellement, le divin supplicié du Calvaire, et pour cela il a été condamné à marcher jour et nuit, à errer sans repos, sans trêve, à souffrir mille morts sans mourir jamais. Le jour où l’un des fils d’Ahasvérus sera frappé à son tour, et où, loin de se venger, il n’aura au fond du cœur que des sentimens de résignation et d’amour, ce jour-là Ahasvérus verra enfin le terme de ses souffrances séculaires. C’est le rabbin d’Amsterdam qui a fait ce miracle ; c’est l’auteur des lettres à Oldenbourg qui a permis au juif errant de se coucher dans la tombe. On ne pouvait faire un plus magnifique éloge de ce christianisme naturel, qui était, non pas dans la pensée, mais, ce qui vaut mieux à mon sens, dans le cœur et dans la vie de Baruch Spinoza.

Est-il bien certain pourtant qu’Ahasvérus soit mort ? Assurément, dans tous les pays civilisés, Ahasvérus ne souffre plus comme autrefois : il n’est plus haï, persécuté, maudit ; notre loi ne fait pas de différence entre le chrétien et l’enfant d’Israël. Supposez que cette loi bienfaisante pénètre chez tous les peuples qui l’ont repoussée jusqu’ici, je renouvellerai pourtant ma question : êtes-vous assurés qu’Ahasvérus soit mort ? La malédiction d’Ahasvérus n’était pas seulement dans l’esprit des nations chrétiennes, elle était dans le propre