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sont pareilles à la bombe qu’on lance pendant la nuit : elle monte en ligne douce et lumineuse, se mêle aux étoiles et paraît même un instant vouloir s’attarder parmi elles, puis elle descend comme à regret, décrivant la même route, mais en sens opposé, et finalement porte le désastre aux lieux où s’arrête sa course, — Comment faire pour voir où nous conduit cette passion qui nous flatte et nous enivre ? Serait-on mille fois circonspect, peut-on résister aux charmes de l’habitude et ne point se laisser aller à tant d’autres entraînemens non moins doux et non moins aimables ? » Ici commence la crise. J’ai parlé d’effusions de joie, d’actions de grâces ; l’heure ineffable de ce tendre lyrisme est passée, la litanie est close.

Il voyait donc bien, qu’il fallait rompre, et cependant il ne pouvait se résoudre à se séparer de l’adorable créature. Cette lutte fatale du devoir et de la volonté, tous la connaissent plus ou moins et savent les ébranlemens qu’elle entraîne : hésitations, faiblesses, violences, contradictions ; on empoisonne sa vie et celle des autres. Il y eut là pour Goethe des jours cruels à traverser, pleins d’angoisses et d’ennuis de toute sorte. Il allait parfois, n’y tenant plus et pour se distraire par une occupation mécanique de ses langueurs morales, — il allait chez un vannier du voisinage, un certain boiteux du nom de Philippe (der lahme Philipp), connaissance de la famille qui lui apprenait à tresser l’osier. Quelques lettres écrites vers la fin de son séjour à Sesenheim, et qu’il adressait à l’un de ses amis de Strasbourg, le notaire Salzmann, vont nous mettre dans la confidence de ces jours de trouble et de misères.


« Avril 1770.

« J’arriverai encore avant la Pentecôte, ou peut-être même n’arriverai-je pas…, ou bien… tout ce que je vous puis dire, c’est que j’en saurai, quand ce sera fait, plus que maintenant. Au dehors comme au dedans, temps de pluie ; les affreux vents du soir sifflent dans les vignes, là, devant ma fenêtre, et mon animula vagula[1] est comme la girouette du clocher : tourne, tourne, et ainsi tant que va le jour ! Punctum ! Grande affaire en vérité que de bien mettre un point à sa place et d’établir de bonnes périodes ! Les jeunes filles ne mettent ni virgules ni points ; rien d’étonnant si je me forme à leur manière. N’importe ! je n’en apprends pas moins le grec, et pour que vous le sachiez, j’ai tellement, depuis que je suis né, augmenté mes connaissances en langue grecque, que je lis aujourd’hui mon Homère sans traduction ; mais aussi me voilà plus vieux de quatre semaines, ce qui pour moi n’est pas peu dire. Dieu garde mes chers parens, et ma chère sœur, et vous aussi, cher notaire, et aussi toutes les bonnes âmes ! Amen. »

  1. Allusion à ces vers charmans écrits par l’empereur Adrien avant sa mort.
    Animula vagula, blandula,
    Hospes, comesque corporis, etc.