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que la première après moi toucheront ces lèvres ! » La sauvage imprécation de Lucinde s’acharnant comme une furie après l’amant qui la dédaignait, cette tragique malédiction avait ému Goethe d’une vague terreur superstitieuse, à ce point qu’il n’osait plus approcher d’une jeune fille, dans la crainte de lui porter malheur, ses lèvres décidément anathématisées ; mais ces résolutions fantasques prises légèrement vis-à-vis du troupeau des indifférentes, l’amour ne pouvait manquer d’en avoir bon marché. Qu’importent en effet à la passion les restrictions mentales, les timidités et les petits scrupules ? Elle parle, et l’homme à vingt ans obéit sans songer au danger, aux conséquences. « Elle n’est pas la première ! » s’écrie Méphistophélès en réponse aux lamentations de Faust déplorant le sort de Marguerite, parole atroce autant que vraie, que le diable dit tout haut en ricanant, et que le plus doux, le plus tendre, le plus ingénu des amoureux pense tout bas, car sur toutes les lèvres qui touchent au fruit défendu pèse une malédiction ; seulement, comme il s’agit d’éloigner le remords et de jouir à l’aise, on se dit en pressentant la catastrophe : « Après tout, elle ne sera pas la première ! » Aimable et douce fille du pasteur Brion, vous non plus ne fûtes pas la première, et Lucinde ne savait pas quel cœur pur et dévoué son exorcisme devait frapper.

Vers le soir, il y eut la danse, puis après la danse la promenade au clair de lune sous les bosquets où le rossignol commençait à chanter. La main dans la main, on vint s’asseoir loin des parens et loin du bruit : secrets chuchotemens, tendres confidences, baisers furtifs que la brise des nuits de printemps emporta dans son vol avec tant de germes nouveaux et de fécondantes émanations, avec les parfums de la plaine, les murmures du ruisseau et les battemens d’ailes des oiseaux accouplés ! Longtemps ils causèrent ainsi avec des intervalles de rêverie et de silence pendant lesquels on entendait l’orchestre villageois continuer sa fanfare et le bal joyeux se trémousser. Tout ce que l’amour peut promettre de délices à deux jeunes cœurs, cette heure enchantée le leur donna, chaste et profonde ivresse qu’à peine devait accroître à quelques jours de là le délire de la possession !

Ce séjour de Goethe à Sesenheim se prolongea plus d’un mois qu’ils passèrent en faciles tête-à-tête, en pittoresques excursions dans les environs. « Nous vivions en dehors de toute espèce de surveillance, et il ne dépendait que de nous de courir le pays et d’aller en nombreuse ou petite compagnie visiter les amis du voisinage. Nos explorations ne se bornaient pas à ce côté-ci du Rhin ; nous traversions le fleuve et retrouvions ainsi dispersées dans Haguenau, Fort-Louis, Philippsbourg, toutes les personnes que nous avions vues