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quoi nous allons nous trouver tous dans l’embarras. Que diriez-vous, par exemple, si je vous suppliais de ne plus prendre de leçons ? Mon père trouve déjà depuis longtemps que vous en savez assez pour un homme du monde, et comme il a quelque raison de supposer que vous ne voulez point faire de son art votre carrière, il ne se pardonnerait pas de vous voler davantage votre argent.

— Et ce conseil de quitter votre maison, c’est vous, Emilie, vous qui mêle donnez ?

— Sans doute, et l’inspiration ne vient pas seulement de moi. Écoutez : l’autre jour, après que vous étiez parti, j’ai fait tirer les cartes à votre intention, et à trois reprises elles ont dit les mêmes choses avec plus d’autorité chaque fois. La fortune vous comblait de ses dons ; vous n’aviez autour de vous que des amis et des grands personnages ; l’argent aussi affluait, mais les femmes se tenaient à distance. Ma pauvre sœur surtout était bien loin ; une autre se rapprochait, se rapprochait, mais sans parvenir jusqu’à vos côtés. Je ne vous cacherai pas que j’ai cru être, moi, cette personne, et peut-être, après cet aveu, prendrez-vous en meilleure part le conseil amical que je vous donne… Mon cœur ni ma main ne m’appartiennent plus, je les ai promis à un absent que jusqu’à ce moment j’avais cru aimer par-dessus tout ; mais je commence à m’apercevoir que votre présence pourrait bien, avec le temps, me devenir moins indifférente qu’il ne m’avait semblé d’abord. Or voyez quelle situation cela nous créerait ici, et quelle serait votre existence entre deux sœurs, dont l’une serait malheureuse par votre amour, l’autre par vos dédains. Et finalement combien tout cela durerait-il ? car, lors même que nous ignorerions qui vous êtes et ce qui vous est réservé, pourrions-nous empêcher que les cartes aient parlé et mis devant nos yeux la brillante destinée qui vous attend ? Adieu donc, Wolfgang, adieu !

À ces mots, Emilie lui offrit sa main avec un tendre élan, puis le reconduisit lentement vers la porte ; mais, au moment où Goethe allait s’éloigner, se reprenant soudain et lui sautant au cou : — Adieu ! s’écria-t-elle, et pour que vous sachiez bien que c’est pour la dernière fois que nous nous voyons, prenez ce que jusqu’ici je vous avais refusé.

Goethe la saisit et l’embrassait éperdument, lorsqu’une porte latérale s’ouvrant tout à coup, Lucinde apparut les cheveux dénoués, l’œil en feu et vêtue seulement d’un long peignoir de nuit.

— Il ne sera pas dit que tu auras pris seule congé de lui, fit la nouvelle venue en s’élançant sur sa proie avec un bond de panthère affamée.

Emilie laissa échapper Wolfgang ; Lucinde aussitôt s’en empara,