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sur un cœur de poète, et d’autre part il fallait s’attendre à ce que le jeune homme ne fût pas vu d’un œil indifférent par des fillettes que l’ennui et la solitude avaient d’avance préparées à la séduction. Les feux s’allumèrent donc, mais ils s’allumèrent de travers. Goethe s’éprit d’Emilie, la plus jeune, laquelle en aimait un autre, et Lucinde, l’aînée, commença de brûler pour Goethe. Emilie ne cherchait désormais qu’à se dérober, qu’à s’effacer, tandis que Lucinde était sans cesse là, toujours prête à reprendre la valse, à traîner la leçon en longueur. Chez leur brave homme de père, les élèves n’affluaient pas, et l’on ne manquait guère de prolonger la séance, tantôt par quelque causerie interminable, tantôt par la lecture d’un roman. « Ce jour-là, nous ne lûmes pas davantage, » dit la Francesca de Dante. Chez le maître à danser de Strasbourg, c’était tout le contraire qui se passait. Tous les jours on lisait davantage, et c’était à recommencer le lendemain, car de Galehaut ni de Lancelot, du diable si l’on se souciait !

Il y avait pourtant une chose que Goethe ne s’expliquait pas : c’était l’attitude ombrageuse de la plus jeune sœur, et cette sauvagerie l’intriguait fort, quand, un soir qu’il voulait après la leçon pénétrer dans l’appartement pour y chercher l’objet de ses préférences, Lucinde l’arrêta sur le seuil en le priant de ne pas entrer, car sa sœur était avec une diseuse de bonne aventure, qu’elle interrogeait au sujet de quelqu’un qui lui tenait très vivement au cœur. — Quant à moi, poursuivit-elle, je suis libre, et mon sort est de me voir dédaignée !

À cette espèce d’aveu, Goethe répondit par des galanteries, et proposa à la jeune fille de consulter la sorcière, ajoutant qu’il se sentait d’humeur d’en faire autant ; mais Lucinde répondit qu’elle avait une foi profonde en de pareils oracles, et regarderait comme un sacrilège d’y recourir en plaisantant. Goethe insista, et finit par convaincre la belle, qui promit d’entrer dès que la séance serait levée. On trouva la jeune sœur parfaitement rassurée à l’endroit du cher absent et le cœur soulagé d’un grand poids. Presque aussitôt la sorcière, alléchée par l’appât d’un gain honnête, se mit en devoir de tirer à l’aînée son horoscope. Elle fit le grand jeu, interrogea les cartes avec attention et selon le cérémonial d’usage, puis tout à coup parut hésiter, comme s’il lui en coûtait de révéler ce qu’elle voyait.

— La parole vous manque, dit Emilie, déjà versée dans les manœuvres de l’occulte science, car ce que vous avez à confier à ma sœur n’a, je le crains, rien d’agréable ; c’est en effet une carte funeste que celle que vous tenez sous votre doigt.

La sœur aînée pâlit ; mais, se remettant à la minute :